La France en état de choc (1) : le besoin de fierté
Pierre Manent, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) – PSL
Ce texte est issu des travaux de la conférence « La France en état de choc : comment sortir par le haut? » organisée au Collège des Bernardins, à Paris, le 7 janvier dernier avec des intellectuels et théologiens de différentes confessions religieuses et Pierre Manent.
Avant de m’interroger sur ce que nous devrions faire pour affronter utilement et honorablement les épreuves qui nous assaillent, je voudrais revenir sur ce que nous avons fait à la suite des nombreuses attaques que nous avons subies depuis les meurtres de Toulouse (en mars 2012), chaque attaque apparaissant comme un avertissement de l’attaque qui suivrait. Ces dernières années, assurément, ont été éprouvantes pour notre pays, mais nous n’avons pas été laissés sans avertissements. Or qu’a-t-il résulté de ces avertissements répétés ? Qu’avons-nous fait ? Comment avons-nous réagi ? Précisément, nous n’avons fait que réagir. Il semble que notre influx nerveux n’ait circulé que sur l’arc réflexe, celui qui ne passe pas par le cerveau.
Panique et fanfaronnade
Notre réaction a pris deux formes : panique et fanfaronnade. La panique ne se cache pas puisque chaque jour, pour ainsi dire chaque heure voit le gouvernement proposer une mesure nouvelle pour accroître les pouvoirs de la police, diminuer ceux de la justice et, en général, affaiblir cet État de droit dont il opposait naguère les principes et les valeurs aux propositions hâtives et démagogiques de la droite et de l’extrême droite.
Je ne conteste pas l’utilité ou même la nécessité de mesures nouvelles, qu’on dira d’urgence ou d’exception. Il importe, cependant, qu’elles soient le résultat d’une délibération sérieuse et qu’en même temps, étant d’urgence ou d’exception, elles soient susceptibles d’être levées aisément si les circonstances le permettent. Or nous faisons tout le contraire : nous nous précipitons hâtivement vers une transformation si durable de notre régime que le président de la République est résolu à inscrire ces mesures dans la Constitution.
La panique est l’aspect le plus visible de notre réaction, mais non pas le plus significatif. L’autre aspect est plus inquiétant car il consiste à transformer le vice en vertu, la paresse en courage. J’ai parlé de notre fanfaronnade. Si le mot semble trop péjoratif, essayons alors celui de « complaisance ». Les Anglais, à qui la chose non plus n’est pas étrangère, ont un mot excellent : smugness. Vous savez de quoi il s’agit. Nous sommes prompts à dire : les barbares ont attaqué notre façon de vivre, notre liberté, nos valeurs, nos plaisirs, nos sorties … Et puisqu’ils sont si évidemment méchants, nous ne saurions être que fort bons. Et puisqu’ils ont attaqué ce que nous sommes, la meilleure réponse, le vrai courage consiste à faire comme nous faisions quand nous avons été attaqués, à être ce que nous étions quand nous avons été attaqués. Bref, la meilleure réponse, le vrai courage, consiste à ne rien faire et à ne pas nous poser de question.
Cette réaction est fort troublante. Elle fut celle du Président Bush en 2001. Ils haïssent notre liberté, dit-il alors. Quelles moqueries françaises il essuya ! Était-il possible d’être aussi complaisant, aussi irréfléchi, aussi « américain » ? Nous sommes aussi irréfléchis, aussi complaisants que le Président Bush alors même que nous avons l’expérience des conséquences de son irréflexion, de sa complaisance et de son imprudence.
Déni de responsabilité
Essayons alors de considérer sérieusement ce qui s’est passé. Acceptons d’envisager que ces attaques ne fassent pas seulement ressortir nos mérites, mais jettent une lumière crue et cruelle sur nos faiblesses. Une première constatation s’impose : ces attaques répétées et toujours plus meurtrières signalent évidemment que le gouvernement chargé de nous protéger nous protège de moins en moins, qu’il est de moins en moins capable de nous protéger. Quoi qu’aient visé les assassins, les massacres ont fait ressortir une défaillance majeure de notre régime politique et ainsi infligé une blessure profonde à sa légitimité, blessure dont les suites sont encore à venir.
Or la classe politique, responsable dans son tout de cette défaillance, fait bloc dans le déni de responsabilité et dans le refus d’examiner les fautes commises. Quel haut fonctionnaire a été limogé ? Quel ministre a démissionné ? Quel ministre, premier ministre ou président de la République a été mis en cause pour son incompétence dans l’accomplissement de son mandat ? Dans l’émotion des hommages aux victimes, les questions les plus urgentes et les plus légitimes sont refoulées comme des indécences.
Que s’est-il passé ? Comment en sommes-nous venus là ? Ici, il faut prendre un peu de recul. Dans d’autres régions du monde on a d’autres vues, ou d’autres habitudes, mais les Européens cherchent le bon régime politique dans un équilibre, toujours instable, entre l’autorité et la liberté. La forme la plus accomplie de ce bon régime, c’est le gouvernement représentatif. Est représentatif le gouvernement qui puise sa légitimité et son énergie dans le corps civique.
L’élection est une composante essentielle d’un tel régime, mais elle ne joue son rôle que si s’exprime effectivement par elle l’intériorité du corps politique, non seulement ses intérêts matériels et moraux, mais son sentiment de soi, un rapport à soi raisonnablement confiant. Il peut y avoir des élections très régulières dans un régime qui a cessé d’être vraiment représentatif parce que le corps politique a perdu ce que j’appelle ici son intériorité. C’est la situation que nous voyons s’aggraver en France depuis trente ou quarante ans.
L’abolition de la frontière intérieur-extérieur
Depuis trente ou quarante ans s’aggrave une crise de l’intériorité politique, plus concrètement une incertitude sur la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, ou même un refus de poser la question de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Cette crise a deux versants, le versant européen et le versant migratoire. Ces deux aspects entrent en phase, aujourd’hui, avec la crise migratoire ; mais ils étaient liés dès l’origine dans l’approche des problèmes par la classe politique française.
La classe politique française n’a jamais pris au sérieux la question de l’immigration parce que les immigrés, s’installant en France, s’installaient dans un pays qui lui-même était, si j’ose dire, en train d’émigrer en Europe ou vers l’Europe, sous la direction de cette même classe politique. Les immigrés devenaient plus ou moins français tandis que les Français, immigrés compris bien sûr, devenaient plus ou moins européens. Il n’y avait plus vraiment d’extérieur, il n’y avait plus vraiment d’intérieur. Qui devenait quoi ? Allez savoir.
Cette transitivité rassurante ne faisait que prolonger l’équivoque coloniale et post-coloniale, puisque la grande majorité des immigrés provenaient de pays qui, il y a peu encore, étaient des départements ou des protectorats français. En tout cas, le pays perdait progressivement conscience de la nécessité politique, toujours pressante dans un régime démocratique, de produire l’autorité politique à partir d’un principe intérieur.
Nous devons donc retrouver un principe intérieur après une longue période durant laquelle nous avons éprouvé l’indifférence au principe, ou l’abandon du souci du principe, comme une libération. Ce principe intérieur ne saurait être que le principe national, parce que seule la nation est susceptible de fournir le cadre d’une vie civique et d’une communauté d’éducation, et ainsi de donner figure à un bien commun.
Bien sûr il ne suffit pas de dire la nation, la nation … Le principe national a cette caractéristique heureuse et dangereuse d’être à la fois le plus incluant et le plus excluant. Il est donc d’un usage délicat. Sa réanimation aujourd’hui réclame un mélange d’audace et de modération qu’on ne trouvera pas aisément dans un corps civique démoralisé comme le nôtre. Mais enfin nous avons le devoir d’essayer, et c’est que j’ai fait dans ce petit livre.
Amitié civique et conversion à la France
Comment le résumer ? Permettez-moi d’être tranche-montagne. Dans les termes de Montesquieu, je propose de faire en même temps « deux grandes choses contradictoires ». D’une part, accueillir vraiment nos concitoyens musulmans dans l’amitié civique et pour cela accepter franchement leurs mœurs, sauf bien sûr, condition valant pour tout le monde, dans les cas où elles seraient contraires à la loi. Ce qui signifie accepter que les musulmans constituent vraiment une partie de la France – une partie de la France, c’est-à-dire ni la séquelle importune d’une histoire coloniale que l’on voudrait oublier, ni l’avant-garde d’une humanité réunie dans l’indifférenciation.
D’autre part, rompre notre dépendance commune à l’égard du monde arabo-musulman qui se trouve dans une phase de décomposition politique, sociale et morale particulièrement alarmante, et dont certains pays, mouvements ou acteurs politiques et religieux, poursuivent des objectifs essentiellement hostiles à l’Europe et à l’Occident, je n’ose dire à la chrétienté. Je parle de notre dépendance commune.
Elle concerne au premier chef nos compatriotes musulmans, dont les familles sont le plus souvent originaires du Maghreb. C’est principalement à eux qu’il revient d’organiser cet islam de France dont la première – et presque unique – condition est que les personnes d’autorité qui guident et éduquent religieusement les musulmans aient été elles-mêmes éduquées principalement en France et en français. Sans cette conversion à la France, les musulmans français resteront prisonniers d’une division intérieure démoralisante : ils résideront sans appartenir.
La question de la double nationalité n’est pas d’abord une question juridique. Ce n’est pas non plus une question d’égalité entre les citoyens. Il s’agit des affections sociales, pour ainsi dire de la direction du cœur. Or il y a trop de réticence, trop de méfiance, parfois trop d’inimitié à l’égard de la France dans trop de cœurs de citoyens français. C’est sur cela qu’il nous faut tous travailler.
Il n’y a donc nulle sentimentalité ni indiscrétion quand j’emploie le terme religieux de conversion. Mais la prise d’indépendance à l’égard du monde arabo-musulman concerne aussi la classe politique, et en général les élites françaises qui ont dans la dernière période montré une complaisance irresponsable et impardonnable à l’égard de certains des acteurs les plus toxiques du monde arabo-musulman. Les musulmans se plaignent volontiers de l’influence délétère du wahhabisme dans de nombreuses associations musulmanes françaises. Cela confirme que cette prise d’indépendance est conforme à notre intérêt commun, et qu’elle contribuerait puissamment à définir cet intérêt et même ce bien commun. Cette prise d’indépendance serait en quelque sorte rassemblante.
La sanctification de la colère
Je n’ai pas encore parlé de ceux qui nous attaquent. Je n’ai pas encore parlé de nos ennemis. Qui sont-ils ? Quels sont leurs motifs ? Je n’ai pas de thèse à proposer. Je voudrais seulement faire une remarque. Selon les Anciens, les êtres humains obéissent à trois grands motifs, ils recherchent trois objets principaux : l’agréable, l’utile et le noble. Et, bien sûr, cette recherche peut être vertueuse, ou alors le contraire. On peut chercher l’utile en travaillant, ou alors en volant. Se dessine irrésistiblement devant nous la physionomie de ces jeunes hommes qui cherchent l’agréable dans la drogue, l’utile dans des trafics divers et le noble dans le meurtre au nom de l’islam.
C’est ce dernier motif qui bien sûr nous intéresse, et nous trouble le plus. Les uns parlent de fanatisme religieux, ajoutant parfois que l’islam encourage un tel fanatisme. Les autres répondent que les assassins sont, le plus souvent, très ignorants de la religion qu’ils invoquent. Sur l’islam je ferai la remarque suivante qui ne réclame aucune compétence théologique : de quelque façon qu’on le comprenne et le juge, l’islam est dans le monde et parmi nous une religion qui ne doute pas d’elle-même, qui est tranquillement installée dans l’évidence et la fierté de sa vérité. On ne dirait pas la même chose du christianisme aujourd’hui en Europe.
Parmi toutes les propositions religieuses, idéologiques, politiques qui sont disponibles parmi nous, et dont la plupart sont avancées avec hésitation et défendues sans conviction, l’islam offre la référence la plus vigoureuse et la plus plausible pour justifier et, en quelque sorte, sanctifier une colère qui s’échauffe et s’enflamme contre une société dans laquelle, ou sur le seuil de laquelle on a éprouvé vivement le sentiment de son inadéquation. Cela vaut évidemment pour ceux qui sont nés musulmans, mais aussi et en somme plus encore pour les convertis qui vont chercher l’islam pour justifier et alimenter leur inimitié.
Naturaliser l’islam
Si cette analyse simple a quelque vérité, elle emporte les grandes lignes d’une cure politique et morale non seulement pour les violents mais pour l’ensemble du corps civique. Il s’agit de guérir, ou de calmer cette fierté malheureuse que la position singulière de l’islam parmi nous tend à fomenter. Je crois que la démarche générale que j’ai suggérée va dans ce sens. Si l’islam trouve sa place, limitée mais sûre, en France en se naturalisant ou en se nationalisant, il change de statut ; il perd ce caractère extérieur et supérieur, ce caractère étranger si dangereusement captivant pour les âmes errantes. S’il devient une forme de la vie en France, il sera certainement moins disponible pour justifier la guerre contre la France.
J’ajoute seulement ceci. La situation singulière de l’islam dont je parle est soulignée ou exacerbée par la laïcisation extrême de la vie française, qui lui laisse, en somme, le monopole de l’affirmation du Nom divin. Une présence un peu plus affirmée des autres religions, et d’abord de la religion chrétienne, l’expression tranquille d’une certaine fierté catholique, loin de nourrir la guerre des dieux, contribuerait à rééquilibrer le dispositif psychique qui sous-tend la vie commune. Nous avons tous besoin d’une certaine fierté. C’est sur la base de cette proposition simple et rassérénante que je propose que nous travaillions.
Pierre Manent, philosophe, ancien directeur d’études, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.