“Si on est trop jeune on ne juge pas bien,
trop vieil de même.
Si on n’y songe pas assez, si on y songe
trop, on s’entête et on s’en coiffe.
Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait
on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après
on (n’) y entre plus.
Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près.
Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu.
Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop
bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture,
mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera ? ”
Blaise Pascal, Frag. 55 (Vanité)
Comme beaucoup de Français qui regardent la télévision, j’ai visionné la mini-série réalisée pour la chaîne américaine HBO, produite par Steven Spielberg et Tom Hanks. Cette série de 10 épisodes a été diffusée aux U.S.A. entre le 4 septembre et le 9 novembre 2001, soit pendant la période où se produit l’attaque des « twin towers » de New York par les avions piratés aux mains de membres de la secte Al-Qaida. En France, la série a été diffusée sur France 2 pendant les vacances d’été de 2002 : autant dire que, si on avait voulu faire passer ces 10 épisodes pour de l’entertainment estival, le truc que l’on regarde vaguement d’un œil en prenant l’apéro à l’ombre des pins au camping du Porge ou celui de Fabrégas, la direction des programmes ne s’y serait pas prise autrement.
Je n’ai pas beaucoup de respect, ni de goût pour les fictions produites par la télévision, en particulier les fictions « à la française ». Je n’avais guère plus d’intérêt pour les fictions qui nous viennent d’Outre-Atlantique, qui dans l’ensemble ciblaient les adolescents ou ceux qui voulaient le rester. En France, comme aux USA, la culture du bon sentiment, ou de la perversion ironique, préside aux téléfilms et on ne peut qu’être navré devant tant de bêtise, même si elle est servie par des moyens sophistiqués et des acteurs chevronnés (Plus belle la vie est un abîme inintelligible; Desperate Housewives me semble être la même chose, les millions de dollars en plus) . Néanmoins, ces généralités ne peuvent pas conduire à éliminer les rares programmes qui prennent au sérieux leur sujet, même le plus fictionnel ou poétique et qui nous donnent l’occasion de découvrir la justesse avec laquelle un propos est tenu. Je laisse de côté les adaptations de la littérature française au cinéma par des producteurs et des acteurs aussi critiquables que Josée Dayan et G. Depardieu, sur le travail d’adaptation desquels on doit pouvoir être économe de son mépris, comme nous y invite Chateaubriand (Gérard Depardieu en Monte-Cristo, c’est Porthos chez Jane Austen !).
Band of Brothers (Frères d’armes en français) repose sur un scénario tiré d’un ouvrage que l’historien-journaliste Stephen Ambrose (1936-2002) avait publié sous la forme d’une enquête concernant les tribulations de la compagnie « E » (Easy Company) du 56e régiment de la 101e division aéroportée (la fameuse « Airborne »). Des parachutages sur Carentan en Normandie, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale sur le terrain autrichien, l’ouvrage d’Ambrose s’attache à faire parler à la fois les documents d’archives et les témoins de la campagne sur le théâtre des opérations. S. Ambrose a eu accès aux archives de l’armée et a interrogé une partie des survivants (regroupés dans une association), parfois de longues heures, parfois en leur demandant de préciser par courrier tel ou tel point, ce qui lui a permis de recouper jusque dans le détail les faits et gestes d’un groupe d’hommes (une compagnie compte entre 120 et 140 hommes, organisés en 3 sections), de leur formation initiale dans les camps d’entraînement jusque sur le théâtre des combats en Europe du Nord, entre 1944 et 1945.
L’idée est intéressante : suivre un petit nombre d’hommes dans des combats déterminants, intégrés dans une armée moderne, sur une période assez courte mais intense, puisque les protagonistes participent à quelques combats majeurs de la Seconde Guerre mondiale (parachutage en Normandie derrière les lignes allemandes, combats dans le bocage normand, participation à la bataille d’Arnheim aux Pays-Bas, combats dans les Ardennes à Bastogne, combats sur le Rhin et au final la neutralisation de Berchtesgaden en Bavière).
J’avoue que c’est parce que j’ai vu récemment cette série télévisée que je me suis ensuite tourné vers le livre de Stephen Ambrose. Ce qui suit ne constitue que quelques remarques générales sur la guerre, la peur, le courage, le caractère et le commandement, à la lumière de la série de HBO et du livre de Stephen Ambrose.
Officiers et privates
Pour ceux qui, comme moi, n’ont connu la guerre que par ouïe-dire, ou par le biais de l’imagination souvent fantastique des réalisateurs d’Hollywood, la guerre apparaît très abstraite : sans doute savons-nous de la guerre qu’elle produit “du sang, de la sueur et des larmes”, selon la formule de Winston Churchill, mais sur la densité de la violence et la complexité des actions, nous ne savons trop à quel point nous placer pour percevoir clairement le phénomène. La vérité de la guerre — ne serait-ce que seulement du point de vue technique — et des combats entre soldats nous échappe, même si nos parents ou nos grands-parents nous ont habitué à appréhender la guerre sous la seule lumière de l’anecdote terrible. La peur de la mort violente et encore plus l’imaginaire associé à la souffrance, ont nourri nos temps de paix à tel point que notre regard sur la guerre se résume à des gesticulations vociférantes, à des images de villes en ruines et à l’abstraction du soldat qui tire à l’arme automatique sur un ennemi qu’on ne voit jamais.
À la question de savoir pourquoi les tribulations guerrières nous paraissent participer d’aventures hors du commun, la réponse est peut-être à chercher dans le fait que l’unité d’un groupe humain face aux situations extrêmes, chacun jouant son rôle et reconnaissant l’autorité là où elle paraît, sinon naturelle, du moins légitime, affecte et bouleverse la le tiède confort de nos urbaines sociétés. Nous sommes impressionnés tout autant par les aventures d’Ernest Shackleton et de ses compagnons d’infortune, après le naufrage en 1915 de leur navire Endurance (28 hommes errants pendant 22 mois à travers les glaces antarctiques, par des températures allant jusqu’à -45°C), ou par celles de François-Edouard Raynal (Les naufragés des Auckland). Mais d’une situation à l’autre, par temps de guerre ou de paix, ce qui reste pour nous motif à poursuivre des réflexions étonnées, par-delà l’esthétique d’un sublime qui à juste titre à donné carrière à des livres, ce sont les ressources de l’âme humaine, par ailleurs si commune et si fragile, qui arrive à se frayer un chemin, par l’infortune, la souffrance, la misère et parfois la terreur, jusqu’à la fortitudo.
Étonné, on apprend ainsi au fil des pages que les soldats membres de la compagnie E du 56e bataillon de parachutistes ne recherchent pas la guerre, pour laquelle ils n’ont aucune appétence : ils ne savent la faire, ou ne veulent la faire, qu’avec ceux avec qui ils ont passés les moments les plus difficiles de l’entraînement physique et des premiers combats. La clé qui rend intelligible le fait que cette compagnie se soit faite remarquer comme une des unités combattantes les plus aguerries lors des combats en Normandie et en Belgique, n’est pas seulement donnée par la haute qualité de l’entraînement militaire, mais est à chercher dans la valeur de l’encadrement hiérarchique; en effet, un personnage se détache sensiblement parmi ces hommes, dont la tâche est de conduire au combat, dans les meilleures conditions possibles et avec l’efficacité la plus redoutable, cette unité combattante : c’est Richard Winters (au passage, admirablement incarné dans la série par Damian Lewis, acteur britannique, qui rend justice à la sobriété, à la modestie, à la patience et au courage du véritable Winters, décédé en février 2011). Winters ne jure pas, ne boit pas, mais au contraire semble timide et rougit en toute occasion. Il est comme ses personnages de Jane Austen qui, effacés dans les exigences de la vie mondaine, révèlent des ressources rares lorsqu’on entre dans les choses sérieuses. Winters est l’homme de la situation, l’homme prudent (phronimos) décrit par Aristote : « il fait ce qu’il faut au moment où il le faut, pendant le temps qu’il faut, avec qui il le faut, avec les moyens appropriés ». Winters à peine parachuté, réduit à néant une batterie allemande de canons de 88 qui arrosent les plages d’Omaha et de Utah. Avec une vingtaine d’hommes, il affronte les servants des batterie et de nids de mitrailleuses 2 à 3 fois supérieurs en nombre, cachés dans des tranchées implantées dans le bocage. L’action de ce groupe de combat est encore aujourd’hui enseignée à l’Académie militaire de West Point. Non seulement Winters est fin tacticien, mais il comprend vite les situations, organise méthodiquement le combat et mène lui-même l’attaque (la séquence où Winters se trouve seul face à 150 Panzergrenadiers allemands le long d’une digue hollandaise est assez impressionnante). On comprend que ses hommes, non seulement l’admirent, mais sont prêts à le suivre partout, parce qu’il incarne l’autorité légitime du chef. À ses côtés, d’autres figures tiennent une place importante, mais différente : Nixon, officier chargé du renseignement et figure en miroir de l’ami pour Winters (il boit, semble désabusé, mais se révèle indispensable); Speirs, qui représente la figure de l’officier impénétrable et que l’on craint, du fait des rumeurs qui courent sur son compte (il aurait mitraillé des prisonniers, abattu sur place un G.I. qui aurait refusé de participer à une patrouille). Speirs est l’incarnation de l’officier téméraire, un peu tête-brulée, mais chanceux. Sec avec ses hommes, c’est un combattant redoutable. Il sera le seul des sous-officiers de la compagnie E à aller sur le théâtre des opérations dans le Pacifique et à poursuivre une carrière militaire en Corée et ailleurs, qui le conduira au grade de lieutenant-colonel.
Les facteurs d’union de cette unité combattante sont donc multiples. Un des effets les plus curieux de cette union est révélée à plusieurs reprises : les soldats blessés au front, rapatriés dans des hôpitaux en Angleterre, n’ont de cesse de quitter sans autorisation leur lieu de convalescence pour retrouver leurs camarades de combat : c’est un argument qui montre qu’on ne peut envoyer au combat, de manière efficace, des personnels qui ne se connaissent pas, qui n’ont pas subi en commun des épreuves accablantes. La notion de « Frères d’armes » prend alors tout son sens. La fin du livre de Stephen Ambrose, qui publie quelques extraits de correspondances et de témoignages, montre que les survivants sont tous très bien conscients de cela. On lit même, sous la plume de quelqu’un qui a participé après la Seconde Guerre mondiale à la mise sur pied de tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une « Delta Force » (corps d’élite), dans l’armée ou dans les sections spéciales de la C.I.A., la phrase suivante : « Si j’avais à choisir, je préférerais sans hésiter ma compagnie de parachutistes du temps de la guerre. Nous avons fait partie de quelque chose que rien n’égalera jamais » (Robert Smith).
Du sang, de la peur et la mort
J’ai fait mention, au début, de notre inexpérience actuelle de la guerre et de la forme d’abstraction dans laquelle nous la tenons, puisque pour nous, il n’y a de guerre que sur les écrans, dans les films d’action. Là, la vertu militaire y est largement noyée sous la dimension technologique. Il n’y a peut-être que dans le film Barry Lyndon de Stanley Kubrick (1975), qu’il nous est donné à voir — du moins par le cinéma contemporain — ce que cela pouvait être que d’avancer sous la mitraille (et peut-être aussi plus près de nous, les courtes scènes du début de Gladiator (Ridley Scott, 2000), où l’on voit les légions romaines assaillies par des combattants Quades ou Marcomans (Germains), lors des guerres marcomanes.
La raison pour laquelle il faut lire l’ouvrage de Stephen Ambrose ne tient pas à ce qu’il est bien écrit, car il ne l’est pas. En revanche, il revient (trop peu à mon goût, mais c’est là une des limites du genre), sur les épreuves physiques et les chocs affectifs : les soldats sont tués par balles, sont déchiquetés, meurent d’accidents de la route, ou subissent des bombardements et les assauts de l’ennemi d’une telle intensité que de la troupe de départ, peu nombreux reviennent au pays. La peur conduit à des effets physiques considérables : tel pendant la nuit qui suit un combat se lève pour uriner 36 fois; lors des opérations du Bois Jacques (à Bastogne), encerclés et bombardés par les Allemands, sans vêtements chauds, les pieds gelés, les soldats se terrent dans leur trou et voient leur camarades littéralement pulvérisés. Le lieutenant Compton, soucieux de ses hommes et aimé par eux, subit une dépression nerveuse qui le rend inapte au combat (Compton fera une belle carrière de substitut du procureur à Los Angeles après la guerre). Les stigmates de la guerre sont pudiquement indiqués, à côté des absurdités qui se rencontrent inévitablement dans toute organisation militaire, comme par exemple les erreurs de commandement et les officiers incompétents. À côté du sang, de la peur et de la mort, on prend connaissance aussi sous la plume d’Ambrose, d’une empathie sans faille à l’égard d’un pays qui, bien qu’il n’ait pas dépêché des cohortes de psychologues, a su faire preuve de clairvoyance en votant le « G.I. Bill », cette loi qui a permis à nombre de vétérans, de jouir après la guerre d’une bourse d’études à l’Université. Certains de ces vétérans ont pu occuper ainsi des postes clés dans l’administration, les institutions politiques ou universitaires. Comment donner à ceux qui ont connu les épreuves les plus déchirantes, une juste place dans la société la paix revenue, par-delà les stèles de marbres, les décorations et les commémorations, alors que la société pour laquelle ils se sont battus, finit par retourner aux occupations exigées par la vie civile ?
Épilogue : Saving Private Ryan
J’ai revu aussi le film de Steven Spielberg « Il faut sauver le soldat Ryan » (Saving Private Ryan). Presque tout dans le film provient du livre d’Ambrose, à commencer par le nom des protagonistes. Le capitaine John Miller, joué par Tom Hanks, est dans la réalité un soldat de la « Easy Company » mort au combat, de même que le soldat James Ryan. Les personnages de l’escouade chargée de rechercher le soldat Ryan sont inspirés par le caractère de certains soldats de la compagnie E. Le scénario, qui manifeste crûment la réalité, doit beaucoup aux détails qui proviennent de l’enquête conduite par Stephen Ambrose, à commencer par la dichotomie entre les soldats et leur capitaine, qui s’avère être dans le civil un enseignant passé par l’Université. Dans Band of Brothers, c’est Webster qui a ce profil. Après des études de littérature, il s’engage dans l’armée et, revenu à la vie civile, il fera une carrière de journaliste et d’écrivain. Il a tenu un log-book pendant toute la campagne 44-45 dans lequel il s’est attaché à décrire les caractères des uns et des autres, les situations, les humeurs et autres réflexions. Ambrose a beaucoup puisé dans ces carnets.
Article rédigé initialement en 2012.