La France aux arrêts

par Jean-Pierre Delange

Il n’y a pas de problème dont l’absence de solution ne vienne à bout – Henri Queuille

L’inquiétude

Avant l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, un certain nombre d’enjeux et de problèmes politiques étaient en suspens et pesaient sur l’avenir de l’élection présidentielle. Tout d’abord, le premier sujet d’inquiétude majeur des Français était le chômage, un chômage de masse (à hauteur de 10%), un chômage jamais réglé depuis plusieurs décennies, à la charge d’exécutifs successifs impuissants qui, les uns aux autres faisaient régulièrement le constat pour le déplorer, quand des mesures catégorielles insuffisantes et démagogiques (les fameuses mesures destinées à « l’emploi des jeunes ») n’étaient pas mises en exergue et hypnotisaient les médias.

On peut ajouter à ce constat général que la grande distribution et ses « hypermarchés » règnent sans partage dans presque tous les domaines du commerce, de l’alimentaire aux articles de sport, en passant par l’habillement. L’emploi généré dans la grande distribution est à l’image des négociations que conduisent les centrales d’achat à l’égard de leurs fournisseurs : il s’articule sur la base d’un chantage permanent. Quant à l’agriculture vivrière, elle a vu ses effectifs fondre dans les campagnes françaises, du fait du développement de la mécanisation et d’une transformation technologique rapide des méthodes culturales et leur rationalisation. Les liens de l’agriculture avec les entreprises du secteur agro-alimentaire (semenciers et fournisseurs d’engrais) et aux centrales d’achat qui suivent les mouvements des marchés financiers, de même que sa totale dépendance aux instruments de la politique agricole européenne, lui interdisent aujourd’hui d’être autre chose qu’une variable sur les marchés spéculatifs. La financiarisation de l’agriculture conduit aux mêmes résultats que la financiarisation des secteurs manufacturiers : standardisation des produits, amélioration de la productivité, baisse des revenus et du nombre d’emplois, désertification des villages, bourgs et petites villes. La grande distribution a fait ses choix : elle achète de l’ail au Chili (et pour les autres marchés : des chaussures aux Vietnamiens, des ordinateurs à Taïwan, pendant que le secteur européen de la téléphonie mobile a été laissé aux Américains, aux Coréens et aux Chinois). Preuve s’il en est que les agriculteurs et les maraîchers français s’occupent aujourd’hui d’autre chose que de piloter le marché de l’alimentation.

Cette situation était la conséquence d’une politique avouée de désindustrialisation des régions françaises, à commencer par le Grand Est et le Nord de la France, au prétexte que l’avenir des économies européennes était aux services à la personne et, plus généralement, aux emplois du secteur tertiaire. L’argument généralement présenté comme une nécessité impérieuse était inconséquent : en effet si le « C’est moins cher ailleurs ! » présentait une certaine validité, le personnel politique ne cherchait même pas à masquer le désir d’éluder les causes du surcoût du travail en France et n’osait même pas aborder le début d’un commencement d’analyse de ce que pourrait être une réelle revitalisation industrielle, pour ne rien dire d’une tentative pour cerner « les enjeux industriels de demain« . Les quelques rares fleurons industriels du pays qui ont subsisté, si on laisse de côté les grandes entreprises liées à des secteurs stratégiques comme l’énergie et la défense, sont la chimie, les aciers spéciaux et l’automobile.

Quant aux industries françaises, malgré les appels intempestifs à la « relocalisation », elles occupent des niches industrielles spécifiques et spécialisées comme les aciers spéciaux et les textiles high-tech sur le marché intérieur. Un exemple de paradoxe « à la française » : la France est le premier producteur mondial de lin. Pourtant le traitement du lin et sa transformation (filature, tissage …) se trouvent en Italie et en Chine. Il apparaît ainsi comme une impérieuse nécessité, nécessité qui étrangement ne frappe ni l’Allemagne et ses usines familiales bavaroises, ni l’Italie lombarde, de retrouver la maîtrise de nos activités agricoles et industrielles.

C’est sur fond de ces constats que les fins observateurs politiques, qui jouent des coudes sur les plateaux de télévisions, ont feint de ne pas voir dans l’arrivée d’Emmanuel Macron, était pourtant lumineusement mis en scène par les propos mêmes du candidat. En effet, qui pouvait bien succomber à la rhétorique simplette et par conséquent aveuglante du « ni de droite, ni de gauche, et à droite et à gauche« , rhétorique récitée ad nauseam comme un mantra et dont la seule fin était d’économiser une réflexion, dans le droit fil de la méthode du Docteur Coué ? Les mêmes observateurs qui voyaient dans la formule la marque du génie politique auraient pu être plus perspicaces, non pour se targuer d’être plus intelligents, mais afin d’éclairer l’électeur sur une habile duperie (et les dangers potentiels de la confusion des genres), habillée à nouveaux frais avec les oripeaux d’un centrisme qui n’a pas tardé à tourner au ridiculise sous la titulature de François Bayrou.

La crise politique

En effet, la fin d’un processus dialectique commencé depuis plusieurs décennies avec l’arrivée au pouvoir d’une forme de sociale-démocratie française héritée de la IIIe République en la personne de François Mitterrand — opposant constant du Général de Gaulle, homme au passé et à la personnalité controuvés — trouvait en Emmanuel Macron sa vérité, pour ne pas dire sa quintessence. Beaucoup se sont réjouis de voir arriver en France la victoire d’une politique plus généreuse et plus humaniste et, selon le verbe même du candidat, plus disruptive. Nous n’allons pas faire les comptes ici, ni du mitterrandisme, ni de ce qui a suivi et qui a été, à peu de choses près, une succession d’avatars de la politique des renoncements (« On a tout essayé ! » affirmait Mitterrand à propos du chômage). Le « chiraquisme », cette appellation commode qui a fait les délices aussi bien d’une politique de redistribution à la manière des socialistes, que des opposants à la politique du Roi fainéant, n’a jamais été autre chose que l’autre nom d’un radical-socialisme à la papa. D’un radical-socialisme peu imaginatif et, somme toute, des plus classiques. Ce radical-socialisme, dans la droite ligne de ce qu’il avait pu être jadis, s’est constitué autour d’une rhétorique politique abondante dont l’unique justification était le statu-quo d’une disparition du politique. Cette absence compensée en parole (exemple : « la fracture sociale » de Chirac) est devenu ipso facto un vrai cas d’école, où l’on perçoit que le recyclage rhétorique et idéologique permet aux cadres supérieurs de l’État d’entrer en politique comme des « experts professionnels de la politique », alors qu’ils ne sont tout au plus que des gestionnaires, au sens de la gestion électoraliste des votes. Comme le redoutait Bertrand de Jouvenel dès les années 50, la redistribution sociale des fruits du travail et de l’impôt, fer de lance des politiques « et de droite et de gauche » depuis 1981, a incarné la meilleure manière d’orienter les votes, à tel point que l’électorat lui-même, pour une part lassé des promesses qui n’engagent que ceux à qui ont les fait, s’est détourné des urnes, ou bien est venu grossir les cohortes de mécontents votants aux extrêmes.

Les publicains se sont rangés derrière Crassus, homme puissant par sa richesse, mais au final, ne sont restés en lice que César et Pompée ! Mitterrand avait tué le Parti Communiste en contraignant ses ministres communistes à une politique de simple gestion sociale-démocrate, laissant tomber dans les poubelles de l’Histoire tout l’imaginaire révolutionnaire. La coloration prétendument « de gauche », qui rimait avec de la dépense publique démagogique, signifiait de fait l’accélération des politiques publiques de redistribution (notons qu’un esprit aussi vif que celui de Michel Rocard est resté dans l’Histoire comme celui dont le nom est attaché à la création particulièrement oiseuse d’un impôt supplémentaire, la CSG). Avec Emmanuel Macron et sa cohorte de briscards blanchis sous le harnais comme Gérard Collomb et Le Drian, ou de jeunes opportunistes issus de « l’école DSK » et vrais apparatchiks du Parti Socialiste en déshérence, la fleur qui allait donner le fruit amer de la désillusion pouvait enfin éclore. Cette fleur n’allait peut-être pas donner le fruit le plus gros, ni le fruit le plus comestible, mais un fruit tout de même : la liquidation de la vie politique française au bénéfice de la « gestion des affaires ». Business as usual ! Et comme la droite et la gauche se sont mises en ordre de bataille des décennies durant pour feindre de proposer des politiques prétendument différentes, tout en mettant en œuvre les mêmes politiques de gestion des déficits sociaux, l’union des contraires dans l’identité des différences s’est incarnée dans la candidature de celui qui pouvait mystifier les électeurs les plus motivés, et cela en toute innocence ! « Ni de droite, ni de gauche et de droite et de gauche » a pu clamer l’enfant prodigue Emmanuel Macron, sous le regard attendri de ceux qui n’attendent plus rien de la politique, mais qui ont été tout de même épatés par la fraîcheur du culot de ce jeune homme sorti de nulle part ! La quintessence du radical-socialisme a pu fleurir enfin et sous son vrai jour, parce que la Droite et la Gauche étaient en fait rassemblées sous la même bannière, montrant enfin qu’il s’agissait de la même chose. Macron pouvait enfin déclamer « l’Europe souveraine » au son de la musique de Beethoven, pérorer durant des heures et promettre qu’avec lui rien ne saurait plus jamais être pareil. Le surgissement du candidat Emmanuel Macron au milieu de l’atonie morale et politique d’une France aux prises avec les attentats islamistes dans Paris et l’apathie de la présidence de François Hollande, a paru pour beaucoup comme le signal d’un « nouveau monde », slogan proféré par E. Macron lui-même. Le soulagement d’une grande partie des électeurs, qui voyaient se tourner la page d’une présidence sans courage, sans objectifs et sans convictions politiques, aurait du être tempéré par les observateurs experts qui règnent sans partage dans les médias : le personnel politique embarqué avec E. Macron n’était jamais composé que par certains caciques du PS (Collomb, Le Drian, Castaner, Ferrand, etc.) qui espéraient se défaire de Benoît Hamon, auxquels on adjoignait des « équipes » de jeunes sortis de HEC et de Sciences Po, et des cuisines de DSK qu’on a mis sous les projecteurs pour brouiller les cartes. L’illusion était presque parfaite, si ce n’est que présenter une politique comme disruptive avec quelques « éléphants » du PS et des transfuges « proches » de Juppé, ne pouvait qu’ajouter de la confusion à la crise. Logiquement, les personnels politiques qui, chacun dans son camp, avaient éprouvé les limites de l’absence du politique dans l’accomplissement idéologique de leur carrière, ne pouvaient pas, une fois réunis sous la houlette d’un slogan racoleur proche d’un Ouigo électoraliste incarné par « La République En Marche » (LAREM), faire ensemble différemment ce qu’ils avaient excellemment accompli dans leur camp respectif, c’est-à-dire porter François Hollande au pouvoir d’un côté, ou s’adonner à de picrocholines luttes de pouvoir aux côtés d’Alain Juppé.

L’opportunisme et de gauche et de droite

On s’en est rendu compte avec les défections autour de François Fillon (opportunément neutralisé en pleine campagne électorale, comme on l’a vu plus haut), car des idéologues de premier ordre sont promptement passés avec armes et bagages dans le camp du vainqueur, sans que personne ne trouve à y redire. La presse, qui comme les enfants est parfois capable de fraîcheur et de naïveté, a nommé ces personnalités de haute volée les « Macron-compatibles ». Les Thierry Solère et autres Franck Riester, « proches d’Alain Juppé » (l’homme qui paya le prix de sa fidélité à Chirac), ne se sont pas fait prier pour abandonner leur « soutien sans arrières pensées » (sic) à François Fillon », en vue de « rallier pour être utiles » (sic) les équipes autour d’Emmanuel Macron. Alain Juppé aurait pu se rapprocher lui-même de Macron « afin d’être utile », cela n’aurait choqué personne. Et d’ailleurs, sa nomination ultérieure en mars 2019 au Conseil Constitutionnel sur proposition de Richard Ferrand, député socialiste utile auprès d’Emmanuel Macron, « le candidat de la rupture », a donné l’exemple par excellence, de la solidité des valeurs tant vantées par l’ancien Premier Ministre. Personne n’aurait été choqué de voir Alain Juppé ministre de Macron, comme personne n’aurait été offensé de voir Frank Riester ministre de la culture de François Hollande. Frank Riester aurait d’ailleurs fait un admirable ministre du commerce, de l’artisanat et de l’industrie dans un gouvernement socialiste conduit par Manuel Valls, le grand homme d’État que l’Espagne convoite à la France ! Franck Riester et Thierry Solère auraient pu devenir ministres ou secrétaires d’État dans n’importe quel gouvernement, y compris sous la IVe République, puisque leurs comportements ont amplement montré que leurs actions n’étaient pas dictées par des convictions politiques : se présenter avec la formule de quelqu’un « qui peut être utile » est immédiatement perçu comme l’attitude de quelqu’un qui se vend au plus offrant. De fait, en France, l’électeur a pris l’habitude de longue date d’être au spectacle de ces ballets toujours un peu feints, où les adversaires d’hier se font les complices du renoncement, toujours bon à promouvoir et à expliquer, pourvu que dure le manège des obligés, de la vassalité et des renvois d’ascenseur. L’expression « être aux affaires » n’a jamais sonné aussi juste que depuis la victoire de François Mitterrand et de ses successeurs. Aujourd’hui le ballet bien réglé des technocrates qui entrent en politique par le jeu des chaises musicales souligne l’absence criante de vie politique en France, il faut le répéter. On a le droit de se plaindre de la judiciarisation de la vie politique (et l’épisode François Fillon est en effet le type de mésaventure qui montre bien une justice très opportunément zélée …), mais force est de constater que les mœurs politiques des uns et des autres, depuis l’affaire Urba du temps du socialisme sans partage, en passant par les accommodements de Cahuzac et de bien d’autres encore, révèlent en permanence un monde dans lequel la morale publique passe après tout le reste. Cette cohorte hétéroclite de jeunes apparatchiks et de vieux barons de province avance en rangs serrés en chantant les louanges des nouvelles idoles du moment : « l’ouverture à la différence de l’autre », « les gestes éco-responsables » et aujourd’hui du temps de l’épidémie de Covid-19, le civisme d’une prétendue « solidarité solitaire ». Ces comportements médiocres soutenus par une novlangue fausse et ridicule traduisent le vide idéologique considérable qui nourrit la course aux places. Le Parti Socialiste, qui fut naguère un grand producteur du spectacle permanent qui se donnait à toute heure du jour, avec « courants » et « trans-courants », petites trahisons des uns et grands serments des autres (la main sur le cœur : « Je déteste la finance ! ») conduisant un jour les étudiants à la grève, devenant le lendemain homme-lige d’un prétendant quelconque à un poste ministériel, s’est caricaturé lui-même en donnant la preuve par l’exemple de ce qu’était un professionnel de la politique : quelqu’un qui met 8 ans à décrocher une licence d’Histoire et qui devient premier ministre ! Une personnalité politique comme Pierre Moscovici, parmi d’autres (qui aujourd’hui sont supplantés par la génération des Benjamin Griveaux), a démontré que ses talents politiques se mesuraient avec une règle de Lesbos. On serait bien en peine d’attribuer à Pierre Moscovici une action politique continue, profonde, marquante et bénéfique à la nation française. Son envergure est inversement proportionnée à son plan de carrière. L’habituelle comédie du pouvoir, où il s’agit de faire un métier de la politique et de présenter les idées politiques sous les habits de finances publiques orientées vers les « plus démunis et ceux qui souffrent », s’est développée sans vergogne durant des décennies. Mais le prix à payer de ce spectacle permanent, de ce manque constant de sérieux et de l’affaiblissement du jeu politique, est le retour du refoulé. Ce qui avait été nié durant des décennies, à savoir une France puissante par son économie, la formation scolaire et universitaire de sa population, sa créativité scientifique et son rôle parmi les Nations, revient aujourd’hui sous la forme du diagnostic réaliste, d’une République impuissante à se gouverner elle-même, de gouvernements successifs qui s’abandonnent aux minorités, d’une Nation fracturée par ceux qui dénoncent les « propos clivants », d’une Gauche qui a confondu la vie politique avec les combines et d’une Droite affairiste.

Laissons maintenant de côté les tristes banalités de la course aux places et la feinte naïveté de l’observateur du microcosme pour revenir à la présente situation. Macron est parvenu à la magistrature suprême et avec lui, « les bonnes volontés » prêtes à faire oublier ce que d’aucuns persistaient à considérer comme le degré zéro de la politique : l’épisode François Hollande, le seul président de la Ve République en bonne santé à ne pas pouvoir présenter sa candidature à sa propre succession.

On vient de le dire, les enjeux des élections présidentielles de 2017 étaient peu nombreux mais importants et particulièrement intimidants : la santé économique du pays et le taux de chômage, le terrorisme islamique et la question de l’islam en France, liés à une immigration peu encadrée et à la crise culturelle et politique des pays d’origine, une vie politique nationale extraordinairement passive, une gigantomachie sur fond de décor de carton pâte nourrissant les polémiques sur les niveaux de prélèvements fiscaux et sociaux … Tout concourait à ulcérer une Nation régulièrement trompée et désorientée.

Crise de la représentativité

La crise dite des Gilets Jaunes de l’automne 2018 au printemps 2019 était prévisible, mais mal appréhendée par les élites parisiennes, de plusieurs points de vue. Premièrement, cette crise n’a pas été seulement, comme certains journalistes prompts à la caricature l’affirmaient, le fait d’une classe moyenne arc-boutée sur des avantages catégoriels. Elle a été d’abord alimentée par des Français vivants dans les provinces et dont le budget en carburant constituait une part importante des dépenses mensuelles. Vu de Paris et du pass Navigo à 75 euros par mois (dont une partie est prise en charge par l’employeur), un plein de gazole par semaine pour se rendre au travail apparaît sinon anecdotique, du moins une variable sans importance. Or, les emplois industriels et de services ne sont pas rémunérés dans les provinces à la hauteur de ce que l’on pourrait attendre. La plupart du temps, hors salaires de cadres et de fonctionnaires, les emplois du secteur privé sont rémunérés entre un SMIC et un SMIC et demi. Les artisans les moins assis sur une entreprise solide peinent à recruter des employés formés et stables, tout en tenant ensemble le carnet de commande, les chantiers, les prêts bancaires et les obligations devant l’URSSAF. La complexité administrative, jointe au caractère littéralement opaque des chaînes de responsabilités au sein de l’administration française interdit toute fluidité dans les échanges entre l’État et les entrepreneurs. L’uniformisation des décisions (« Paris c’est la France ! ») constitue une partie de l’explication de la désindustrialisation des provinces, y compris des provinces où le reflux de l’activité agricole en pleine mutation industrielle et financière n’a jamais été remplacé par des entreprises familiales du secteur industriel. Une exception cependant pour quelques secteurs, dont celui du luxe (principalement les métiers du cuirs, de la bijouterie et du parfum) et de quelques sous-traitants de l’industrie automobile et aéronautique.

Dans les régions agricoles où le solde démographique est toujours négatif, année après année, le chômage important et la survie des emplois toujours problématique, les hausses des taxes ont été vécues comme une menace sans nuance, mais surtout vécue comme le signe d’une absence de préoccupation générale des représentants politique à une situation de crise déjà ancienne. On peut prendre pour exemple l’absence de défense des entreprises françaises de transport routier face à la concurrence déloyale des partenaires européens (on se reportera à la crise des « bonnets rouges »). En réalité, les problèmes structurels anciens n’ont jamais été traités. Répondre à une suite de crises anciennes par des oukases justifiés par des considérations écologiques (on augmente les taxes des carburants pour inciter les consommateurs à passer à des automobiles et des systèmes de chauffage domestique respectueux de l’environnement) relevait de l’absence de sens politique et d’une vraie mesure de coercition dont l’administration garde le secret. On y revient toujours : l’élite politique française ignore ce qu’est la conduite politique des affaires communes. Elle pense d’abord en termes de gestion des flux. Cela s’est vérifié dans la crise des Gilets Jaunes. Mais on le voit aussi pour la politique éducative des lycées : on gère des flux, des nombres de candidats reçus au baccalauréat. Peu importe comment ! Peu importe ce qui se passe en effet dans les classes ! En revanche, on veut du chiffre et du résultat ! C’est le Gosplan !

Le spectacle de semi-guerre civile qui a été donné sur les Champs-Élysées dès les premières manifestations appelées par le collectif des Gilets Jaunes à l’hiver 2018-2019 a montré l’incapacité du pouvoir d’apporter une réponse politique à une crise ancienne, qui se manifestait par une jacquerie. Si on laisse de côté les tentations démagogiques et les arrières-pensées qui les soutiennent concernant les « fumeurs de clopes que sont ceux qui roulent au diesel » (selon le propos amène du si distingué Castaner), le moins qui puisse être dit est que le pouvoir, au premier rang duquel le Président de la République, a joué la montre pour calmer des protagonistes qui se sont au final désorganisés et fatigués. Le Président a beaucoup parlé durant toute cette crise. Essentiellement pour justifier plus d’argent ici, moins de taxes là et pour s’opposer à l’idée généralement répandue qu’il se trouvait assez éloigné des réalités du pays. Il a cherché à convaincre de sa bonne volonté et a pris beaucoup de temps pour faire comprendre ses intentions. Il s’est fait le héraut d’une attitude constante ces dernières années : justifier une parole sans l’articuler à une action. C’était, une fois encore, expliquer une nécessité d’aujourd’hui par le renoncement de demain.

Gilets Jaunes, Réforme des retraites, épidémie : la France aux arrêts

Le Président Macron et son chef de gouvernement, Édouard Philippe, ont eu a affronter trois difficultés successives qu’ils ont traitées de la même manière : confusion, inaction, paroles creuses. L’action politique doit être coordonnée afin qu’elle puisse laisser se développer une action. Le Président s’est contenté d’opposer les populistes aux progressistes, tout en agitant les oripeaux d’une Europe fantasmée, sur laquelle il a réussi à faire la démonstration qu’il n’avait aucune prise. L’Europe est un club de chefs de gouvernements, adossés à une commission bureaucratique et tatillonne, où sont recyclés de grandes figures des politiques locales, à l’exemple de Manuel Barroso, de Jean-Claude Juncker, de Pierre Moscovici, et autres éminentes personnalités venues à Bruxelles pour y jouir d’une paisible et munificente sinécure.

La crise des Gilets Jaunes et venue mourir sur l’inconsistante réforme des retraites, elle-même enterrée par une épidémie de COVID-19, qui a mis sous la lumière crue des projecteurs l’incompétence d’une administration de l’État français, en pleine incapacité de mettre en ordre de marche des milliers de fonctionnaires appelés brutalement et sans appel, comme les autres citoyens, à se cacher.

Le Président de la République a pu faire illusion par sa parole particulièrement abondante : on l’aurait préféré plus sobre et mieux averti du sens des mots. D’une part parce que son apparent désir d’être l’arbitre des oppositions entre les courants idéologiques auxquels adhèrent les Français est vite apparu comme une velléité : il a cédé aux chantages de minorités agissantes, qui faisaient de revendications sociétales une urgence à traiter bien plus rapidement que les problèmes rappelés ci-dessus. Quelle urgence y-a-t-il à répondre à la revendication de femmes seules qui veulent devenir mères sans père ? Quelle urgence y-a-t-il à répondre positivement aux couples de même sexe qui bravent la loi française et exigent la reconnaissance de leurs enfants nés à l’étranger de mères-porteuses ? Tout problème dont on décide qu’il ne peut faire l’objet d’un débat national. Le discrédit de la représentation politique est ainsi nourri du refus de prendre en compte l’opinion d’une majorité, elle-même politiquement disqualifiée au profit de la voix des minorités. Pourquoi donc s’étonner ensuite du peu d’entrain des citoyens français pour la chose politique, qu’il s’agisse d’entrer dans le débat des campagnes électorales et de se mobiliser vers les bureaux de vote ?

Perte de sang-froid

L’arrivée de l’épidémie de Covid-19 a porté un coup supplémentaire à la crédibilité des acteurs politiques du moment. Tout d’abord, le manque de sang froid est ce qui frappe en premier lieu l’observateur. La France connaît régulièrement des épidémies. Dans la période récente, différents virus (tel H3N2 en 1969-1970, la grippe de Hong Kong, aujourd’hui oubliée) ont frappé un nombre considérable de Français. La publication officielle des chiffres dira si en 2019-2020 l’épisode du Covid-19 aura tué directement plus de monde que l’épisode grippal de 2017. Toujours est-il que l’on a vu le gouvernement décider brutalement de l’arrêt de l’activité du pays, en tenant des discours contradictoires, de l’inutilité du port du masque, à l’inanité des tests, en passant par la répétition d’un aveu alarmant : il n’y a pas assez de lits de réanimations. La gouvernance par la peur était ainsi mise en route, à ceci près que le gouvernement lui-même, ses conseillers et les experts ont donné libre cours à leurs désirs de faire peur et de se faire peur. Pour faire bonne mesure, la télévision a été choisie pour conduire chaque soir le Professeur Jérôme Salomon à donner les chiffres funèbres et précis du nombre de personnes hospitalisées, celles qui étaient en réanimation et celles qui étaient décédées. Le Président a répété par 3 fois « Nous sommes en guerre ! ». Mais curieuse guerre qui intime l’ordre de se cacher ! Ceux qui écoutaient et avaient encore en eux quelque capacité de réflexion se sont demandé s’il n’y avait pas d’autres choix que de mettre la France aux arrêts, de dépêcher les polices pour bien vérifier le respect des ordres et éventuellement punir les contrevenants. Les Français tétanisés par la peur se sont montrés obéissants. La radio terrorisait régulièrement (et continue de terroriser) les personnes âgées et vivant seules, n’osant ni sortir de leur domicile pour se rendre chez leur médecin, ni sortir pour prendre un peu l’air.

On a moqué au début le port du masque qui devient une nécessité sociale aujourd’hui et on a argué de la pénurie pour justifier l’inorganisation : les personnes à risque, principalement dans les EHPAD, ne pouvaient-elles pas faire l’objet de tests que l’on se serait procurés en Corée, en Allemagne, ou en tout autre endroit où la peur n’interdisait pas l’action ? La mise en place locale du suivi de l’épidémie, ne serait-ce qu’à titre d’observation du phénomène ne pouvait pas être d’une certaine utilité pour aider à l’action ? Emmanuel Macron, toujours soucieux de pédagogie a souhaité expliquer pourquoi il confiait la décision de l’action qui lui incombait au professeur Delfraissy et à son comité scientifique. Lorsque l’on gouverne, il apparaît aujourd’hui que l’expert scientifique doit porter la décision. Or, nous l’avons indiqué précédemment, il semblerait que l’ingénieur qui fabrique une arme atomique n’est pas le mieux placé pour dire si oui et quand il faut utiliser cette arme. Quelle fut donc la doctrine stratégique du gouvernement lors de cette épidémie qui, jusqu’à nouvel ordre ne semble pas avoir été la cause directe de plus de 30 000 décès en France (en 2021) ? Les mesures les plus ridicules ont été prises et sans sourciller : rester confiné, présenter un « Ausweis » lors des sorties, c’était le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie. Ne pas agir, respecter les gestes barrières… Certes, le tableau clinique de l’infection due au Covid-19, tableau clinique des 20% des personnes qui présentaient des symptômes a pu apparaître comme notoirement invalidant et létal. Nous savons aujourd’hui que même les personnes asymptomatiques pouvaient aussi montrer des troubles pulmonaires. Mais sans entrer dans le détail de cette maladie et de ses conséquences, l’absence de prise en charge intelligente de l’épidémie a montré que le principe de précaution consistait à ouvrir un parapluie, au lieu d’entrer dans l’action et de mobiliser les troupes. L’intervention d’un ancien directeur de la santé publique est allée dans ce sens : « s’il y a une guerre, il doit y avoir un général qui assurera la mobilisation et la répartition des moyens et des troupes sur le terrain ». En guise de mobilisation à l’appel du Général Macron qui déclarait la guerre, la principale action demandée à la Nation a été celle de la passivité. Les slogans les plus imbéciles ont pu être trouvés à cette occasion, qui a vu surgir les imaginaires les plus fertiles, comme celui de Raphaël Enthoven dont l’intelligence purement rhétorique nous a valu cette aimable trouvaille : « être solitaire c’est se montrer solidaire ». Sans doute qu’il aurait fallu exiger des personnels soignants qu’ils mettent en pratique ce slogan pernicieux ? Depuis quand faut-il exiger des gens qu’ils ne tombent pas malades ? Depuis quand un virus de ce type se soumet-il volontiers à l’enfermement qui, ipso facto (et aux détriment des autres exigences de la vie collective) devient l’alpha et l’oméga de la vie d’un grand pays ?

Par conséquent, le Président et le gouvernement ont fait montre en l’espèce d’une grande légèreté et d’une grande imprudence en décrétant comme une chose naturelle et efficace le fait de rester chez soi, pour chacun, pour tous et absolument partout. D’une part ils ont préjugé du caractère nocif de l’épidémie, sur la foi d’extrapolations statistiques sans se tourner vers l’expérience du passé (sans doute est-ce là d’ailleurs la marque du progressiste : il veut être amnésique !); il ont éteint toute velléité d’action au seul motif qu’il fallait préserver les capacités de lits de réanimation, alors qu’à l’évidence il fallait très certainement faire baisser le plus rapidement possible la charge virale chez ceux qui étaient atteints. En dernier lieu, la polémique incessante contre le professeur Raoult , qui ne faisait rien d’autre que d’en appeler au traitement des malades a eu ceci d’intéressant qu’elle a mis en évidence un certain nombre de questions d’ordre scientifique, en parallèle avec la question toujours ouverte de la mise en œuvre d’une réponse adaptée des services de l’État en cas de crise sanitaire majeure. On l’a vu hier, on le voit encore aujourd’hui : il n’y a pas eu de réponse ! L’État par ses différentes administrations s’est mis aux abonnés absents.

Blanquer, mens insana in corpore sano

Le cas de l’école, du collège au lycée et à l’Université est un cas … d’école ! Après avoir imprudemment décrété que la santé était chose sacrée qui ne pouvait souffrir d’aucune discussion, le Ministre Blanquer s’est montré lui aussi fort imprudent : « Bien entendu notre souci est en premier lieu celui des précautions sanitaires ». Il a inventé une nouvelle classe d’élèves, les « décrocheurs ». Chacun imagine des cohortes d’élèves fuyant les apprentissages dès l’âge de 5 ans. En réalité, selon les établissements, les zones géographiques urbaines, péri-urbaines et rurales, le décrochage scolaire est un phénomène connu et ancien, mouvant, qui suit l’âge et les conditions psycho-sociales. Mais en toute passivité, il fallait que le ministre se montrât préoccupé de la situation sanitaire et à défaut d’agir, il lui fallait montrer qu’il prévoyait la mise en place d’un retour à la normale qu’il n’a pu entièrement piloter, pour des raisons évidentes : il n’est pas facile de rassurer ceux vis-à-vis de qui on a employé tous les moyens de la passion qu’est la peur. Et la peur de mourir évidemment est une grande passion. Et comme l’école n’est pas le lieu de la séparation, mais au contraire un des rares endroits (la salle de classe) où la promiscuité est nécessaire, il n’est pas possible de mettre en place la distanciation sociale. Étrangement les syndicats d’enseignants se sont engouffrés dans la brèche ouverte par les parents qui ne souhaitaient pas voir leurs enfants revenir à la maison avec le COVID-19. Les experts avaient beau dire que les enfants n’étaient pas porteurs de virus et que les seuls cas de transmission connus étaient des parents vers leurs enfants, rien n’y a fait. Et lorsque le Ministre Blanquer a annoncé le retour en classe le 11 mai, chacun avait compris ce jour-là qu’il s’agissait d’un wishful thinking ! Le ministre de l’Éducation s’est montré dans la période plutôt généreux en termes de prévisions déçues. La responsabilité en incombe certainement au Président de la République et au Premier ministre, otages d’un prétendu « conseil scientifique » derrière lequel le chef de gouvernement et le président ont préféré masquer leur absence d’imagination politique. En effet, revendiquer que dans l’histoire de France c’était « la première fois que l’on prenait une décision de confinement total de la population » en dit suffisamment long sur l’inconséquence de cette décision. Remarquons en même temps la morgue avec laquelle cette décision de mettre la France aux arrêts est revendiquée sans aucun scrupule.

Mais les décisions les plus imprudentes de Jean-Michel Blanquer, ou en tout cas les moins avisées, furent de mêler des décisions contradictoires à des propositions qui se nourrissaient de reculades et de fausses promesses. En même temps que son discours se voulait responsable, il en appelait à la tenue d’un enseignement virtuel purement improvisé et pour les bacheliers, à solder très tôt les comptes, puisque les élèves avaient suivi en tout et pour tout 13 semaines de cours (dont 6 semaines de vacances : Toussaint 2019, vacances de Noël et vacances d’Hiver). Annoncer très rapidement après la décision du confinement général de la population que les élèves des classes de lycée se verraient attribuer leur diplôme sur la base des moyennes des notes des deux premiers trimestres, c’était décider à grand son de buccin la fin du travail scolaire, la fin d’un engagement motivé de la part des élèves et la neutralisation du travail à distance. Il en aurait été autrement si les épreuves du baccalauréat avaient pu être proposées pour le mois de septembre. Ce que les enseignants sont capables de faire en juin (surveiller les épreuves et les corriger) , ils peuvent le faire en septembre. Pour des raisons qui n’ont jamais été discutées, l’annonce d’un baccalauréat obtenu en contrôle continu (et seulement sur la base de 13 semaines de cours, avec les vacances de la Toussaint, de Noël et de d’Hiver…) a fait l’effet d’une déclaration de démobilisation générale. Le Ministre a eu beau féliciter l’engagement des enseignants dans les classes virtuelles, il s’en faut que les élèves subadultes aient pu se montrer aussi motivés que le discours officiel le disait. C’est méconnaître la psychologie des adolescents que de croire qu’ils vont tous suivre des cours à distance s’il n’y sont pas assignés par quelqu’un. Par ailleurs, chacun des élèves ne possède ni un ordinateur portable, ni une connexion internet de qualité partout dans les territoires qui permette à tous de suivre un cours dans une matière donnée au moins deux fois par semaine. Aussi on peut dire que les classes virtuelles se sont tenues avec 20 à 70% des élèves selon les moments, les disciplines et les établissements. De fait, lorsque les élèves ont appris comme les enseignants que le travail scolaire fait à la maison lors du confinement ne serait pas comptabilisé dans les moyennes annuelles (pour des raisons qui se comprennent aisément : le travail scolaire à la maison des adolescents est souvent adossé à du copier/coller sur Internet, lorsque cela est possible, ou à des procédures de fraude collective), le signal de la débandade a retenti. La mobilisation fragile des élèves est devenue instantanément ce qu’elle portait en elle depuis le début : un immense farniente.

Le règne de l’impuissance

L’épisode de l’épidémie du Covid-19 touche la France d’une manière particulièrement destructrice : destruction volontaire de l’économie par un gouvernement pusillanime, destruction de la confiance envers les experts et notamment les scientifiques. Les Français ont applaudi les médecins, mais non pas les infectiologues qui ont imaginé à voix haute des possibilités effarantes (mortalité exceptionnelle du phénomène, durée de l’épidémie sur plusieurs trimestres). Le pire fut de déclarer sans sourciller la mise à l’arrêt total du pays, sur le ton grave des généraux qui annoncent la guerre, sans pour autant engager quelque bataille que ce soit : le « tous aux abris ! » a produit une stupeur dans le pays que le président Macron serait bien inspiré de mesurer les effets. La surprotection de la population par des mesures de police au nom d’un principe de précaution perçu comme un absolu a été une erreur, reconnue par l’exécutif lui-même : il n’y a eu d’équivalent en France que lors de l’Occupation du pays par les armées du régime nazi. Un « Ausweis » était nécessaire pour circuler; une attestation dérogatoire devait être présentée à la police dirigée par M. Castaner. Arrêt total de l’école et mise sous couvercle de la vie familiale, culturelle et religieuse du pays. L’interdiction de se rendre à des obsèques ou aux offices religieux, de se regrouper, même avec prudence, l’ensemble des mesures a contribué à laminer les expressions les plus diverses de l’esprit général de la nation et de la vie collective. On peut affirmer ainsi que le principe de précaution a produit un affaiblissement et une neutralisation de toutes les exigences de la vie collective au nom de l’incurie initiale. Avouer le manque de lits de réanimation ne pouvait pas servir de principe à la gestions de l’épidémie. Et pourtant, c’est ce principe qui a prévalu : l’État imprévoyant et impécunieux se montre impuissant et valétudinaire, mais exige qu’on lui reconnaisse le souci du bien commun en même temps qu’il présente toutes les pièces faisant la preuve de son incapacité à assumer ce souci. Il est aujourd’hui remarquable que tous ceux qui ont été conduits à prendre les décisions les plus malheureuses et qui occupent des fonctions politiques, se tournent aujourd’hui vers la chaîne administrative de commandement de l’État pour mettre en avant leurs bonnes intentions et faire porter sur cette même administration le bilan négatif de leur impéritie.

E. Macron : le renouveau du radical-socialisme

La France : état des lieux

Depuis la transition post-gaulliste et libérale incarnée par Valéry Giscard d’Estaing et sa « société avancée », la France a beaucoup perdu de sa vitalité nationale, alors qu’elle avait été tenue à bout de bras par le Général de Gaulle après la défaite de 1940. Il faut se souvenir que de Gaulle avait — après le retour de la paix —, non seulement nationalisé certains secteurs économiques stratégiques, comme l’énergie et les transports, mais il avait réconcilié les Français avec eux-mêmes. Non pas seulement au nom du mythe ou du « roman national » (expression que chérissent certains idéologues observateurs de la société), mais au nom de la nécessité pour une nation de peser sur son destin. Il ne s’agit pas de minimiser ici les « progrès » sociaux acquis ou accordés à partir de l’accès de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République  en 1974. Il s’agit de percevoir qu’à mesure que la politique française s’inquiétait des mœurs, des revendications « sociétales » et des modes du moment (dont les beaux jours, ou les jours les plus flamboyants, furent ceux de la présidence de François Mitterrand), les autres enjeux fondamentaux dont la politique de la France aurait du être le théâtre, ont été passés par pertes et profits, minorés lorsqu’ils n’ont pas été vilipendés. Les exemples les plus frappants de cet abandon sont le secteur de la Défense et de la politique étrangère de la Nation.

Très certainement, l’arrivée aux responsabilités d’un polytechnicien qui appréciait pouvoir administrer les choses en technocrate, a permis à l’ensemble de la classe politique de voir les fonctions attribuées habituellement à la représentation politique, et généralement à l’exécutif, se déporter vers la technocratie, c’est-à-dire l’administration de l’État, au premier plan de laquelle on va trouver, tout naturellement, Bercy, le grand arbitre de la politique nationale. Passons rapidement sur les effets de bord de la prise du pouvoir par ce que nous appelons aujourd’hui « l’État profond » (deep state), prise de pouvoir que nous jugeons à peu près comme une chose inévitable. À quoi il faudrait ajouter les querelles à l’intérieur de ce que Raymond Barre a pu appeler « le microcosme », qui n’était qu’un euphémisme pour désigner les activités politiciennes les plus inavouables. Pendant que les partis politiques, avides de « modernisation », faisaient assaut de postures « sociétales » les plus diverses (ce qui assurait par exemple au Parti Socialiste, un vivier de recrutement de ses apparatchiks, notamment via « SOS Racisme » ), la France se désindustrialisait, les territoires ruraux se vidaient inexorablement et, bon an mal an, le chômage enflait, les Trente Glorieuses s’achevaient, laissant place à l’ère du renoncement et à des rêvasseries européennes, au milieu desquelles le bien connu et fameux couple Franco-Allemand, lequel n’a jamais joui que d’une existence fantasmatique.

Bien entendu, nombreux sont ceux qui aujourd’hui fustigent « les oiseaux de malheur ». Ceux qui, année après année, ont pu  relever les nombreux signes qui montrent « qu’en France quelque chose ne va pas ». On a cru commode de les étiqueter comme réactionnaires, on les a vilipendés et couverts de sarcasmes à bon compte. C’est d’ailleurs ainsi que les admirateurs et les soutiens du Président Macron voient les choses . Il n’est plus temps de grommeler et de ronchonner, ou de ruminer son amertume : depuis que le « nouveau » président a été élu, « l’espoir renaît ». Hormis le fait que les élections présidentielles formulent à chaque fois un espoir, celui d’une réorientation quinquennale, d’une inflexion de la politique, et donc d’un changement pressenti et attendu, dont le désir est exacerbé par les promesses électorales, présenter l’élection du Président Macron comme le début d’une longue période de renouveau, apparaît sinon dangereux, du moins comme un wishful thinking, voire la marque d’une certaine naïveté du côté des fans. Tout simplement, pour l’observateur revenu de tout,  il peut s’agir d’un plan de communication efficace qui a porté le jeune candidat jusqu’au siège suprême. Pourquoi ? Parce que, ce que les journalistes toujours prompts à la métaphore appellent « les défis à relever », sont apparus sinon nombreux, du moins depuis longtemps perçus par des politiques velléitaires comme étant « très difficiles à résoudre ». Aussi, voir arriver au pouvoir des équipages hétéroclites issus du PS « rad-soc » (Le Drian, Collomb, R. Ferrand..), de la frange juppéiste-opportuniste de la Droite (Philippe, Riester) et de leurs arrières boutiques respectives (Griveaux, Séjourné, O. Ferrand, I. Émelien, S. Guérini et autres, blanchis sous l’hysope du président élu) a suscité un fort scepticisme quant aux capacités réelles dont disposait cette nouvelle équipe pour accompagner le pays dans les réformes nécessaires.

L’Europe aux anciens parapets

On a parlé récemment de « mondialisation heureuse ». À défaut de se moquer explicitement du monde, ceux qui utilisent cette formule ne savent pas de quoi ils parlent. Il faudrait d’abord comprendre ce qu’est la mondialisation. Il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder : l’expansion d’un modèle économique forgé par ceux que l’on appelle les Européens et qui, plus précisément, a travaillé les U.S.A. dans le dernier siècle. Ce modèle économique se joue sur la concentration et la convergence des activités économiques, la transformation en échanges commerciaux à grande échelle des besoins les plus élémentaires et son expansion au niveau mondial. Si on jette un œil en arrière, en partant d’une petite localité du Middle-West des U.S.A. vers 1920, on voit que l’on passe en 50 ans d’un gros bourg disposant de plusieurs fabriques de chaussures, d’articles de quincaillerie, de scieries et de cimenteries, de vêtements, d’outils agricoles et d’abattoirs, environné d’exploitations agricoles familiales (toutes activités pourvoyeuses d’emplois), à une petite ville morte, disposant de deux ou trois supermarchés, où l’on trouve des services à la personnes, un concessionnaire d’automobiles, des coiffeurs, des agents immobiliers et quelques bureaux de services publics. Tout ce qui existait auparavant a subi les bienfaits de la vente par catalogue, le regroupement de la confection des chaussures dans une localité très éloignée et, parallèlement, une financiarisation des activités économiques. Standardisation, éloignement, finances, tel est le triptyque de la mondialisation qui ne s’est pas toujours appelée ainsi, mais qui se vit actuellement chaque jour en Europe, y compris en France : n’importe quelle petite ville de moins de 10 000 habitant y est devenue un quasi désert. Ce modèle économique, si l’on peut dire, provient en ligne droite des États-Unis, le centre de notre monde contemporain.

L’éloignement, la financiarisation et la globalisation supposent aussi un centre à ce monde globalisé. Ce centre est constitué par les États-Unis. Quelle preuve ? Il suffit de faire du commerce en dollars avec un pays placé sur la liste noire aux U.S.A. et l’État de New York vous rançonne : quelques grosses sociétés, comme la BNP Paribas, ont eu à verser des millions de dollars à l’État de New York. Nous ne donnons plus de travail à nos ouvriers et employés, pendant que nous en donnons aux étrangers vivants en Extrême-Orient, mais au surplus et volens nolens les banques françaises se font rançonner. Bien entendu, l’Europe qui est censée « mieux nous protéger » passe beaucoup de temps en effets d’annonce contre Google, Apple, Amazon, Facebook, etc. sans jamais mettre au pied du mur ceux qui, ayant bénéficié des largesses de la communauté européenne, se moquent rigoureusement du sens de leur adhésion à « la communauté de destin » à laquelle ils ont adhéré. C’est le cas de l’Irlande, dont on peut douter des convergences de vue avec les autres pays européens, avec d’autres pays bénéficiaires, qui jouant la carte du paradis fiscal, hurlent en chœur contre « ceux qui ne jouent pas le jeu communautaire ».

Mais qu’avons-nous fait de ce côté-ci de l’Atlantique ? Nous avons trouvé excellente l’idée de faire travailler les autres, Méditerranéens du Maghreb d’abord, Turcs ensuite, Chinois longtemps, Vietnamiens, Indonésiens et Philippins aujourd’hui, pendant que notre « modèle social » (dont nous ne sommes pas peu fiers) signifiait que les Français préféraient un consumérisme assumé, pourvu que les objets de consommation ne soient pas de bonne qualité, qu’ils restent peu chers et que la protection sociale soit distribuée au plus grand nombre, sans souci de contrôle, ni d’études fiables sur l’efficacité de cette politique.

Le Président Macron veut « remettre l’Europe sur les rails ». Soit ! Mais quelle Europe ? Une coopération économique des nations européennes, avec certaines convergences multilatérales aurait pu apporter satisfaction depuis longtemps. Mais en France, dès qu’un problème était soumis par les électeurs à leurs représentants, on leur entonnait toujours les mêmes antiennes : « Regardez Bruxelles ! C’est là que tout se décide ! ». Les malheureux députés, qui pouvaient faire preuve d’esprit d’indépendance, regardaient la mise en place des « nouvelles règles » venues de Bruxelles, comme s’il s’agissait d’une nécessité. Pendant ce temps, l’Allemagne au destin moins glorieux, faisait son marché vers l’Est. Solidement implantées en Tchéquie, en Slovaquie, en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie et en Roumanie, les entreprises germaniques jouissent des avantages d’une main d’œuvre à bas coût : les ouvriers du textile bulgare se contentent des 250 € de salaire mensuel net, c’est-à-dire autant que les ouvriers qualifiés œuvrant dans les conglomérats chinois. On ne voit pas la France, avec ses coûts salariaux, sa fiscalité délirante et son État impécunieux, pouvoir rivaliser avec son voisin d’outre-Rhin. Sortir de ce cercle exige des nerfs solides, mais surtout une vision politique affirmée et claire : si l’État-Providence en France croule sous la dette, il doit y avoir quelques raisons à vouloir y regarder de plus près. Quelles sont les dépenses de l’État ? Quel est le secteur qui en supporte le plus et de manière évidemment discutable ? Mais à périmètre de dépenses égal, n’y aurait-il pas intérêt à rendre de nouveau possible l’emploi industriel ? La Nation ne se trouverait pas mieux à former des ouvriers plutôt que des emplois de services dans le secteur para-médical ?

Non seulement l’Europe ne semble profiter qu’à quelques rares acteurs, mais la défense de son idée reste aussi peu claire que sont confus les buts poursuivis. De commémoration en commémoration, souvent à grand renfort d’accolade et de torrents de larmes, on sent que l’Europe est une chose du passé, une forme de système de sécurité à base de déclarations, d’objurgations et de postures. Aucun pays, ou alliance de pays pour assumer en toute clarté les opérations militaires éventuelles, aucune doctrine de puissance clairement définie et assumée. En revanche une sécurisation des frontières qui tient à la fois du ridicule et de la mauvaise foi. Pendant que les média s’acharnent sur la Hongrie (à qui les institutions européennes demandent de sécuriser ses frontières), ce sont les ONG qui facilitent le passage des migrants provenant de Libye et de Turquie. Ercep Erdogan, qui joue le matamore dans son pays et cogne du poing sur la table devant les caméras, a bien compris à qui il avait affaire, lorsqu’il s’agit de négocier avec les Européens : quelques technocrates cravatés, toujours prompts à signer des chèques ! Les Européens agissent, Angela Merkel en tête, comme un père de famille dépassé par les crises d’un adolescent qui, tour à tour, conjure, menace, fait du chantage et au final sort en soirée avec sa liasse d’euros en poche.

La France et le sud de la Méditerranée

Pendant ce temps, pendant que les Européens laissent Angela Merkel « négocier » avec Ercep Erdogan, personne ne se préoccupe du Maghreb. Laissons de côté pour l’instant l’aventure Libyenne et le peu de sérieux avec lequel les Européens et singulièrement les Français, qui sous bénéfice d’inventaire voudraient jouer un rôle en Europe, se sont préoccupés de l’affaire libyenne. Certes, le farouche et dangereux Khadafi a été éliminé. Certes, les Américains se sont montrés très intéressés, au motif de l’assassinat de leur ambassadeur. Mais quant à une réflexion sur le fond, quant à savoir ce que les Européens veulent voir au Maghreb, on reste ici face à une nuit sombre et sans repères. Le cas de l’Algérie regarde principalement la France. Non seulement parce que la France était présente en tant que puissance colonisatrice depuis 1831, c’est-à-dire avant qu’on puisse parler de l’Algérie comme d’un État-nation, et même comme d’un « pays » (l’Algérie, comme le reste de la région, était sous domination de l’empire ottoman), mais parce que les Français d’origine algérienne vivant en France, forment la population maghrébine la plus importante. Les Franco-algériens bi-nationaux forment une communauté importante en France. Or, quel est l’état actuel de l’Algérie ? Le président Macron, avec sa plaisante faconde coutumière, s’est contenté de distribuer quelques gouttes d’eau bénite à Alger, en appuyant sur la touche « génocide » de son système de communication, pour complaire à un « quarteron de généraux » vivants de la rente pétrolière. Pourtant, la situation de l’Algérie est difficile, pour ne pas dire préoccupante. L’Algérie a été conduite par un mourant, puis par les fils spirituels du FNL dont le goût pour la concussion, la prévarication et la corruption est légendaire. La situation économique du pays, soutenue par la rente pétrolière, est catastrophique : le chômage de masse y fait rage et les perspectives d’avenir pour la jeunesse algérienne apparaissent compromises. Au surplus, nos voisins algériens ont vécu une guerre civile particulièrement redoutable dans la dernière période, puisque les exactions des années noires entre 1990 et 1995 ont causé la mort de seulement quelques centaines de milliers d’Algériens. En France, ce massacre a ému un temps avec « l’affaire des moines de Tibérine« , mais tout se passe aujourd’hui comme si le compte des milliers de morts de la crise algérienne avait été soldé.  Si demain la situation en Algérie devenait critique (et elle le sera nécessairement, au vu des développements de ces dernières décennies), les Algériens ne fuiraient pas vers la Tunisie ou le Maroc, mais bien vers la France. De cela, il n’est nullement question, ni dans les discussions européennes, ni dans les discussions au Parlement, ni au sommet de l’État français et très peu dans la presse. Mais peut-être faudra-t-il suivre, le moment venu, les règles de l’ancien plan ORSEC-Rad (ou de l’actuel plan de confinement des Français) : 1° Ne pas regarder en direction de l’explosion; 2°) se savonner la tête; 3°) Rester chez soi; 4°) Ne pas répandre de fausses rumeurs…

Nous disons que cette situation est préoccupante pour la France, comme celle qui est visible dans le Sahel. Cette région d’Afrique sub-saharienne est maintenant connue de tous les Français, depuis le déclenchement de l’opération Serval, puis de l’opération Barkhane et des tués au combat parmi les troupes françaises. La problématique n’est pas simple, puisqu’elle allie une urgence (combattre des groupes djihadistes) et des préoccupations géo-politiques (stabiliser les gouvernements locaux par une coopération sérieuse qui engagerait les parties). Mais faire l’un sans l’autre est inutile. Faire l’un et l’autre est long, difficile et coûteux. Tout un chacun s’est félicité chaudement de voir disparaître l’ancien monde et la » Françafrique », mais personne n’a encore trouvé comment faire en sorte que la politique que conduit la France au Sahel, soit regardée comme une « politique européenne » et non pas une série de manœuvres pour réinstaurer une forme de néo-colonialisme dans cette région.

Bilan à mi-mandat : la soumission à l’événement

Si l’on fait le bilan politique à mi-mandat de l’équipe conduite par Emmanuel Macron — en laissant de côté l’impopularité dans les sondages —, le moins que l’on puisse dire est que l’arrivée au pouvoir d’une prétendue troisième force  (« ni de droite, ni de gauche ») s’est révélée être la continuation de la même politique que celle menée les décennies précédentes sous l’apparent vernis « moderniste » à la Giscard d’Estaing, mais avec les mêmes marottes sociétales que les écuries radicales-socialistes portées par le Parti Socialiste d’hier et la droite « façon Juppé » d’aujourd’hui. Le « Radical-Socialisme pas mort » ? Comment pourrait-il en être autrement lorsque les équipes politiques au pouvoir disposent d’un appareil d’État qui continue à gérer le pays, pourvu qu’on ne lui commande pas de revoir son périmètre d’action ? Bercy dirige, la Présidence et le Premier Ministre ajustent les budgets, baissent les impôts, augmentent les taxes, récompensent ici, réprimandent là et semblent ne rien comprendre ni aux signaux envoyés par la nation (à commencer par la grogne des « gilets jaunes »), ni à la crise du système hospitalier, ni à l’effondrement quasi-total de la politique de massification de l’école, où les diplômes n’ont aujourd’hui qu’une valeur purement symbolique, ni à l’échec global de l’État-providence, ni à la montée électorale du Rassemblement national. Jetons un voile pudique sur la prise en compte d’une autre guerre, celle contre le terrorisme.

Le Président Macron se montre bien imprudent lorsqu’il prend la parole au mépris du bon sens (« le projet d’une femme seule d’avoir un enfant est un projet familial » — Prise de parole devant les journalistes à Rome [ Conférence de Presse, mardi 26 juin 2018]) ou bien au mépris tout simplement de l’intelligence politique, lorsqu’il ne laisse aucune place au débat entre ceux qu’il appelle « les progressistes » (auxquels il dit se rattacher) et les partisans de la « montée des extrêmes » (entendons, ceux qui ne seraient pas progressistes, quel que soit le sens donné à ce mot ), ou au mépris encore de toute représentation de ce qu’est l’action en politique, qu’il s’agisse de bio-éthique ou qu’il s’agisse du pilotage des flux migratoires, dont il appréhende les enjeux en termes purement technocratiques — puisque, après tout, on l’a bien compris, « il s’agit de gérer des flux« . Il ne craint pas non-plus de faire procéder à une réforme des régimes de retraites dans l’impréparation et la confusion la plus totale, au point où, les semaines passant, cette réforme devient une vraie bouteille à l’encre. Si la politique consiste à conduire un peuple vers sa vérité effective, le moins que l’on puisse dire est que le Président Macron flanqué de sa cohorte de conseillers amateurs, nourris pour beaucoup dans les cantines de Dominique Strauss-Kahn —un coup d’œil rapide sur les affidés tel Benjamin Griveaux en donne une idée —, ne conduit aucune politique. L’actuelle passivité générale  comme mot d’ordre face à la pandémie du COVID-19 en est la preuve flagrante. En effet, penser qu’une nation de 66 millions d’habitants va se contenter durant des semaines d’un péremptoire « Restez chez vous ! », le petit doigt sur la couture du pantalon, sans rechigner, attendant sagement le signal de mener à nouveau une vie sociale comme avant, c’est là faire preuve d’une grande légèreté, ou d’une absence réelle de la compréhension de la situation, de ses enjeux et des objectifs à atteindre. Lorsque le Président Macron affirme que « c’est la guerre contre l’épidémie de COVID-19″, tout le monde comprend immédiatement que c’est pour ce jeune homme une manière de dire qu’il prend les choses au sérieux. Qu’il s’agisse surtout de « gérer des flux » (de l’accès aux services de réanimation), plutôt que d’engager une véritable guerre (ce qui suppose un ordre de bataille, un plan de bataille, une stratégie et des troupes motivées) la preuve en est apportée un peu plus chaque jour.

Emmanuel Macron ne voit pas, n’a pas vu ou n’a pas su voir, que la demande générale des Français n’est pas très difficile à conceptualiser : autorité, responsabilité, réactivité. Les Français veulent la réindustrialisation du pays, non pas donner du travail aux Chinois. Il veulent que l’État, qui en France joue un rôle majeur, soit innervé par une chaîne d’autorité et de responsabilité, qui ne soit pas le laxisme pour les uns et les contraventions pour les autres. Ce rôle dévolu à l’État doit faire l’objet d’une réflexion renouvelée sur ce qu’il est convenu de désigner (en langage technocratique) le périmètre de ses missions. Aujourd’hui, les grands services publics (comme le transport ferroviaire, la distribution du courrier, la santé …) sont menacés, diminués, affaiblis. Pourtant l’État lui-même n’a pas vu ses missions discutées, redéfinies et limitées. La crise de la réforme des retraites a mis en lumière les salaires ridicules des enseignants et les primes extraordinaires de certains cadres de la fonction publique dont les missions ne sont parfois que purement hiérarchiques. Les difficultés du monde des petites et moyennes entreprises découlent d’une administration tatillonne, qui est prompte à faire rentrer les taxes dans les caisses de l’État, plutôt qu’elle n’encourage, soutient et guide les efforts entrepreneuriaux. Les Français ont par le passé faits de grandes choses, si l’on se tourne vers les grandes figures des arts, de la science, de la médecine et de la technique. Mais la patrie des Pasteur, des Eiffel, des Niepce, des Delacroix et des Fauré, de Victor Hugo et de Péguy et de bien d’autres, se perd aujourd’hui dans les guerres picrocholines entre le ministère de l’intérieur et les conseils départementaux sur la question de savoir à quelle vitesse on doit rouler en campagne, voit ses entrées de ville enlaidies hideusement par les hangars de la grande distribution, cherche partout où faire fabriquer ce dont elle a besoin et qu’elle n’est plus capable de produire. Les écoliers perdent tout sens de l’effort intellectuel, les armées sont démunies, le système hospitalier à bout de souffle. Et aujourd’hui, il faut se tourner vers l’étranger pour trouver les ressources en produits pharmaceutiques.

On aurait pu penser que le courage en politique allait de paire avec une vision claire des objectifs de l’action. Que l’action devait reposer sur une délibération approfondie. Que la responsabilité consistait à nommer aux postes importants des personnes irréprochables à l’envergure incontestée. Mais force est de constater que l’improvisation, la faiblesse de caractère et l’absence de ce type d’autorité que confèrent lucidité et pragmatisme, rappellent très étrangement les beaux jours du ministre Henri Queuille, connu pour sa longévité politique et pour cette formule au final très à propos dans les circonstances actuelles : « Il n’est pas de problème dont l’absence de solution ne puisse venir à bout ».

Jean-Pierre Delange

La France en état de choc

La France en état de choc (1) : le besoin de fierté

Pierre Manent, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) – PSL

Ce texte est issu des travaux de la conférence « La France en état de choc : comment sortir par le haut? » organisée au Collège des Bernardins, à Paris, le 7 janvier dernier avec des intellectuels et théologiens de différentes confessions religieuses et Pierre Manent.

Avant de m’interroger sur ce que nous devrions faire pour affronter utilement et honorablement les épreuves qui nous assaillent, je voudrais revenir sur ce que nous avons fait à la suite des nombreuses attaques que nous avons subies depuis les meurtres de Toulouse (en mars 2012), chaque attaque apparaissant comme un avertissement de l’attaque qui suivrait. Ces dernières années, assurément, ont été éprouvantes pour notre pays, mais nous n’avons pas été laissés sans avertissements. Or qu’a-t-il résulté de ces avertissements répétés ? Qu’avons-nous fait ? Comment avons-nous réagi ? Précisément, nous n’avons fait que réagir. Il semble que notre influx nerveux n’ait circulé que sur l’arc réflexe, celui qui ne passe pas par le cerveau.

Panique et fanfaronnade

Notre réaction a pris deux formes : panique et fanfaronnade. La panique ne se cache pas puisque chaque jour, pour ainsi dire chaque heure voit le gouvernement proposer une mesure nouvelle pour accroître les pouvoirs de la police, diminuer ceux de la justice et, en général, affaiblir cet État de droit dont il opposait naguère les principes et les valeurs aux propositions hâtives et démagogiques de la droite et de l’extrême droite.

Je ne conteste pas l’utilité ou même la nécessité de mesures nouvelles, qu’on dira d’urgence ou d’exception. Il importe, cependant, qu’elles soient le résultat d’une délibération sérieuse et qu’en même temps, étant d’urgence ou d’exception, elles soient susceptibles d’être levées aisément si les circonstances le permettent. Or nous faisons tout le contraire : nous nous précipitons hâtivement vers une transformation si durable de notre régime que le président de la République est résolu à inscrire ces mesures dans la Constitution.

La panique est l’aspect le plus visible de notre réaction, mais non pas le plus significatif. L’autre aspect est plus inquiétant car il consiste à transformer le vice en vertu, la paresse en courage. J’ai parlé de notre fanfaronnade. Si le mot semble trop péjoratif, essayons alors celui de « complaisance ». Les Anglais, à qui la chose non plus n’est pas étrangère, ont un mot excellent : smugness. Vous savez de quoi il s’agit. Nous sommes prompts à dire : les barbares ont attaqué notre façon de vivre, notre liberté, nos valeurs, nos plaisirs, nos sorties … Et puisqu’ils sont si évidemment méchants, nous ne saurions être que fort bons. Et puisqu’ils ont attaqué ce que nous sommes, la meilleure réponse, le vrai courage consiste à faire comme nous faisions quand nous avons été attaqués, à être ce que nous étions quand nous avons été attaqués. Bref, la meilleure réponse, le vrai courage, consiste à ne rien faire et à ne pas nous poser de question.

Cette réaction est fort troublante. Elle fut celle du Président Bush en 2001. Ils haïssent notre liberté, dit-il alors. Quelles moqueries françaises il essuya ! Était-il possible d’être aussi complaisant, aussi irréfléchi, aussi « américain » ? Nous sommes aussi irréfléchis, aussi complaisants que le Président Bush alors même que nous avons l’expérience des conséquences de son irréflexion, de sa complaisance et de son imprudence.

Déni de responsabilité

Essayons alors de considérer sérieusement ce qui s’est passé. Acceptons d’envisager que ces attaques ne fassent pas seulement ressortir nos mérites, mais jettent une lumière crue et cruelle sur nos faiblesses. Une première constatation s’impose : ces attaques répétées et toujours plus meurtrières signalent évidemment que le gouvernement chargé de nous protéger nous protège de moins en moins, qu’il est de moins en moins capable de nous protéger. Quoi qu’aient visé les assassins, les massacres ont fait ressortir une défaillance majeure de notre régime politique et ainsi infligé une blessure profonde à sa légitimité, blessure dont les suites sont encore à venir.

Or la classe politique, responsable dans son tout de cette défaillance, fait bloc dans le déni de responsabilité et dans le refus d’examiner les fautes commises. Quel haut fonctionnaire a été limogé ? Quel ministre a démissionné ? Quel ministre, premier ministre ou président de la République a été mis en cause pour son incompétence dans l’accomplissement de son mandat ? Dans l’émotion des hommages aux victimes, les questions les plus urgentes et les plus légitimes sont refoulées comme des indécences.

Que s’est-il passé ? Comment en sommes-nous venus là ? Ici, il faut prendre un peu de recul. Dans d’autres régions du monde on a d’autres vues, ou d’autres habitudes, mais les Européens cherchent le bon régime politique dans un équilibre, toujours instable, entre l’autorité et la liberté. La forme la plus accomplie de ce bon régime, c’est le gouvernement représentatif. Est représentatif le gouvernement qui puise sa légitimité et son énergie dans le corps civique.

L’élection est une composante essentielle d’un tel régime, mais elle ne joue son rôle que si s’exprime effectivement par elle l’intériorité du corps politique, non seulement ses intérêts matériels et moraux, mais son sentiment de soi, un rapport à soi raisonnablement confiant. Il peut y avoir des élections très régulières dans un régime qui a cessé d’être vraiment représentatif parce que le corps politique a perdu ce que j’appelle ici son intériorité. C’est la situation que nous voyons s’aggraver en France depuis trente ou quarante ans.

L’abolition de la frontière intérieur-extérieur

Depuis trente ou quarante ans s’aggrave une crise de l’intériorité politique, plus concrètement une incertitude sur la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, ou même un refus de poser la question de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Cette crise a deux versants, le versant européen et le versant migratoire. Ces deux aspects entrent en phase, aujourd’hui, avec la crise migratoire ; mais ils étaient liés dès l’origine dans l’approche des problèmes par la classe politique française.

La classe politique française n’a jamais pris au sérieux la question de l’immigration parce que les immigrés, s’installant en France, s’installaient dans un pays qui lui-même était, si j’ose dire, en train d’émigrer en Europe ou vers l’Europe, sous la direction de cette même classe politique. Les immigrés devenaient plus ou moins français tandis que les Français, immigrés compris bien sûr, devenaient plus ou moins européens. Il n’y avait plus vraiment d’extérieur, il n’y avait plus vraiment d’intérieur. Qui devenait quoi ? Allez savoir.

Cette transitivité rassurante ne faisait que prolonger l’équivoque coloniale et post-coloniale, puisque la grande majorité des immigrés provenaient de pays qui, il y a peu encore, étaient des départements ou des protectorats français. En tout cas, le pays perdait progressivement conscience de la nécessité politique, toujours pressante dans un régime démocratique, de produire l’autorité politique à partir d’un principe intérieur.

Nous devons donc retrouver un principe intérieur après une longue période durant laquelle nous avons éprouvé l’indifférence au principe, ou l’abandon du souci du principe, comme une libération. Ce principe intérieur ne saurait être que le principe national, parce que seule la nation est susceptible de fournir le cadre d’une vie civique et d’une communauté d’éducation, et ainsi de donner figure à un bien commun.

Bien sûr il ne suffit pas de dire la nation, la nation … Le principe national a cette caractéristique heureuse et dangereuse d’être à la fois le plus incluant et le plus excluant. Il est donc d’un usage délicat. Sa réanimation aujourd’hui réclame un mélange d’audace et de modération qu’on ne trouvera pas aisément dans un corps civique démoralisé comme le nôtre. Mais enfin nous avons le devoir d’essayer, et c’est que j’ai fait dans ce petit livre.

Amitié civique et conversion à la France

Comment le résumer ? Permettez-moi d’être tranche-montagne. Dans les termes de Montesquieu, je propose de faire en même temps « deux grandes choses contradictoires ». D’une part, accueillir vraiment nos concitoyens musulmans dans l’amitié civique et pour cela accepter franchement leurs mœurs, sauf bien sûr, condition valant pour tout le monde, dans les cas où elles seraient contraires à la loi. Ce qui signifie accepter que les musulmans constituent vraiment une partie de la France – une partie de la France, c’est-à-dire ni la séquelle importune d’une histoire coloniale que l’on voudrait oublier, ni l’avant-garde d’une humanité réunie dans l’indifférenciation.

D’autre part, rompre notre dépendance commune à l’égard du monde arabo-musulman qui se trouve dans une phase de décomposition politique, sociale et morale particulièrement alarmante, et dont certains pays, mouvements ou acteurs politiques et religieux, poursuivent des objectifs essentiellement hostiles à l’Europe et à l’Occident, je n’ose dire à la chrétienté. Je parle de notre dépendance commune.

Elle concerne au premier chef nos compatriotes musulmans, dont les familles sont le plus souvent originaires du Maghreb. C’est principalement à eux qu’il revient d’organiser cet islam de France dont la première – et presque unique – condition est que les personnes d’autorité qui guident et éduquent religieusement les musulmans aient été elles-mêmes éduquées principalement en France et en français. Sans cette conversion à la France, les musulmans français resteront prisonniers d’une division intérieure démoralisante : ils résideront sans appartenir.

La question de la double nationalité n’est pas d’abord une question juridique. Ce n’est pas non plus une question d’égalité entre les citoyens. Il s’agit des affections sociales, pour ainsi dire de la direction du cœur. Or il y a trop de réticence, trop de méfiance, parfois trop d’inimitié à l’égard de la France dans trop de cœurs de citoyens français. C’est sur cela qu’il nous faut tous travailler.

Il n’y a donc nulle sentimentalité ni indiscrétion quand j’emploie le terme religieux de conversion. Mais la prise d’indépendance à l’égard du monde arabo-musulman concerne aussi la classe politique, et en général les élites françaises qui ont dans la dernière période montré une complaisance irresponsable et impardonnable à l’égard de certains des acteurs les plus toxiques du monde arabo-musulman. Les musulmans se plaignent volontiers de l’influence délétère du wahhabisme dans de nombreuses associations musulmanes françaises. Cela confirme que cette prise d’indépendance est conforme à notre intérêt commun, et qu’elle contribuerait puissamment à définir cet intérêt et même ce bien commun. Cette prise d’indépendance serait en quelque sorte rassemblante.

La sanctification de la colère

Je n’ai pas encore parlé de ceux qui nous attaquent. Je n’ai pas encore parlé de nos ennemis. Qui sont-ils ? Quels sont leurs motifs ? Je n’ai pas de thèse à proposer. Je voudrais seulement faire une remarque. Selon les Anciens, les êtres humains obéissent à trois grands motifs, ils recherchent trois objets principaux : l’agréable, l’utile et le noble. Et, bien sûr, cette recherche peut être vertueuse, ou alors le contraire. On peut chercher l’utile en travaillant, ou alors en volant. Se dessine irrésistiblement devant nous la physionomie de ces jeunes hommes qui cherchent l’agréable dans la drogue, l’utile dans des trafics divers et le noble dans le meurtre au nom de l’islam.

C’est ce dernier motif qui bien sûr nous intéresse, et nous trouble le plus. Les uns parlent de fanatisme religieux, ajoutant parfois que l’islam encourage un tel fanatisme. Les autres répondent que les assassins sont, le plus souvent, très ignorants de la religion qu’ils invoquent. Sur l’islam je ferai la remarque suivante qui ne réclame aucune compétence théologique : de quelque façon qu’on le comprenne et le juge, l’islam est dans le monde et parmi nous une religion qui ne doute pas d’elle-même, qui est tranquillement installée dans l’évidence et la fierté de sa vérité. On ne dirait pas la même chose du christianisme aujourd’hui en Europe.

Parmi toutes les propositions religieuses, idéologiques, politiques qui sont disponibles parmi nous, et dont la plupart sont avancées avec hésitation et défendues sans conviction, l’islam offre la référence la plus vigoureuse et la plus plausible pour justifier et, en quelque sorte, sanctifier une colère qui s’échauffe et s’enflamme contre une société dans laquelle, ou sur le seuil de laquelle on a éprouvé vivement le sentiment de son inadéquation. Cela vaut évidemment pour ceux qui sont nés musulmans, mais aussi et en somme plus encore pour les convertis qui vont chercher l’islam pour justifier et alimenter leur inimitié.

Naturaliser l’islam

Si cette analyse simple a quelque vérité, elle emporte les grandes lignes d’une cure politique et morale non seulement pour les violents mais pour l’ensemble du corps civique. Il s’agit de guérir, ou de calmer cette fierté malheureuse que la position singulière de l’islam parmi nous tend à fomenter. Je crois que la démarche générale que j’ai suggérée va dans ce sens. Si l’islam trouve sa place, limitée mais sûre, en France en se naturalisant ou en se nationalisant, il change de statut ; il perd ce caractère extérieur et supérieur, ce caractère étranger si dangereusement captivant pour les âmes errantes. S’il devient une forme de la vie en France, il sera certainement moins disponible pour justifier la guerre contre la France.

J’ajoute seulement ceci. La situation singulière de l’islam dont je parle est soulignée ou exacerbée par la laïcisation extrême de la vie française, qui lui laisse, en somme, le monopole de l’affirmation du Nom divin. Une présence un peu plus affirmée des autres religions, et d’abord de la religion chrétienne, l’expression tranquille d’une certaine fierté catholique, loin de nourrir la guerre des dieux, contribuerait à rééquilibrer le dispositif psychique qui sous-tend la vie commune. Nous avons tous besoin d’une certaine fierté. C’est sur la base de cette proposition simple et rassérénante que je propose que nous travaillions.

The Conversation

Pierre Manent, philosophe, ancien directeur d’études, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Pierre Manent et le Moyen-âge

Article paru originairement le 5 mars 2012 sur le blog de Philarête, l’Esprit de l’escalier.

Le regard politique est la preuve, s’il en était besoin, qu’un livre d’entretiens peut faire un très bon livre. Pierre Manent, guidé par les questions de Bénédicte Delorme-Montini, donne en quelques pages parfaitement lisibles un aperçu profond de sa biographie intellectuelle et du développement de sa pensée. Le lecteur ne peut qu’être séduit par la simplicité et la clarté des propos, le sens de la formule bien frappée qui résume un argument, autant que par la singulière bonhomie, faite d’humilité et en même temps de courage tranquille, qui rend si attachante la figure de Manent. Il me tarde de trouver le temps de revenir sur un ou deux développements qui m’ont permis de mieux comprendre mes points de perplexité à l’égard du type de science politique pratiqué par l’auteur de La Cité de l’homme et des Métamorphoses de la cité. En attendant, j’aimerais partager un long passage où Manent parle du Moyen Âge. Ce qu’il dit me semble parfaitement juste, et en même temps très important parce que, précisément, ce n’était pas aussi clair avant que Manent ne le dise. L’impression suscitée par ce développement, c’est la « reconnaissance » : on reconnaît d’un coup quelque chose d’exact qui n’était pas apparu tel jusque là, on reconnaît dans l’auteur du propos quelqu’un dont on a beaucoup à apprendre, qu’on ne va pas quitter de si tôt – même si c’est pour le contester sur tel ou tel point, et la clarté reçue suscite évidemment la reconnaissance, la gratitude intellectuelle qui n’est pas une chose si fréquente qu’on puisse craindre de la gaspiller.

Ce sur quoi Manent attire l’attention, de son point de vue d’expert de la chose politique, c’est que le Moyen Âge est essentiellement, du point de vue politique (et cette précision est probablement capitale), un long temps de désordre. Qu’il constitue un long moment d’incertitude, entre l’ordre civique antique et l’ordre étatique moderne, où l’Europe cherche son unité sans vraiment la trouver. Le Moyen Âge est la période du conflit permanent des autorités – temporelles et spirituelles, monarchiques et impériales, citadines et royales, etc. Aucune forme politique ne s’impose – ni l’autorité suprême de l’Église, ni l’autorité locale des princes ou des seigneurs, – toutes sont en concurrence. Les principes supérieurs qui prétendent régir les existences sont eux-mêmes en conflit, l’éthique des clercs se heurtant à l’éthique guerrière, le fond païen ne cessant d’affleurer jusque dans la figure idéalisée du chevalier.

Manent est évidemment conscient de tenir un propos paradoxal. Il sait heurter de plein fouet la vision reçue du Moyen Âge, et notamment celle qui sert de référence idéale à une vénérable tradition de pensée politique « antimoderne » : le Moyen Âge comme âge de l’ordre, comme âge de l’harmonie quasi cosmique, de l’équilibre parfait qu’on n’a cessé d’opposer au « désordre » moderne, à l’apparition des nations, à la rupture de l’unité de la foi, à la révolte orgueilleuse de l’esprit humain contre la religion révélée. C’est justement ce paradoxe, ce choc assumé, qui rendent précieuse la suggestion de Manent. Elle me semble de nature à nourrir un débat important parmi ceux qui aiment réfléchir au politique et ne peuvent, dès lors, laisser de s’interroger sur ce que Manent appelle dans son livre la « différence moderne ». Débat d’autant plus décisif que si le Moyen Âge sert volontiers de repoussoir aux zélateurs du « projet moderne » (et l’on mesurera à quel point, si Manent a raison, leur vision du Moyen Âge repose sur une vaste illusion), il n’a cessé de nourrir, sous les espèces d’un « ordre organique » quasi surnaturel, les nostalgies catholiques aussi bien que les rêves marxistes de réconciliation humaine.

Débat d’autant plus actuel, me semble-t-il, que nous sommes de nouveau entrés dans une période de profonde incertitude. La forme « nationale » de la démocratie, qui caractérise la politique moderne, est en crise, et pour s’orienter dans cette crise il ne peut qu’être utile de méditer sur ce qui s’est passé lors de l’apparition de cette forme originale : a-t-elle constitué l’heureuse issue d’un long désordre, ou au contraire fut-elle une chute, voire une aberration dont le temps présent est en train de nous délivrer ? Faut-il espérer ou redouter un « nouveau Moyen Âge » ?

La parole est à Pierre Manent, répondant à Bénédicte Delorme-Montini :

La représentation dominante du Moyen Âge n’est-elle pas plutôt celle d’une période d’ordre ?

« C’est si vrai qu’aujourd’hui encore, vous avez des socialistes anglais qui cherchent le remède au « désordre libéral » dans le « communautarisme » ou le « holisme » médiéval. J’ai à coup sûr contre moi un véritable lieu commun qui n’aide pas la science et qui est que le Moyen âge était par excellence une période d’ordre, que le Moyen Âge se caractérisait par un ordre cohérent, et même par un ordre splendide, embrassant le cosmos, Dieu et les hommes, et dont l’expression visible et grandiose se trouve dans les cathédrales. J’admire autant qu’un autre les cathédrales, mais en faire le symbole de l’ordre de l’époque, c’est vraiment partir du plus mauvais pied pour comprendre ce qui s’est passé. Je suis toujours surpris de voir à quel point l’opinion même savante est mue par des images, subjuguée par des images qui flattent l’imagination mais qui n’ont aucun rapport avec la vie des gens dont on entend rendre compte. Par l’image des cathédrales, en effet splendides, ou par la Divine Comédie de Dante, ce grand poème parfait. C’est fou ce que la Divine Comédie a servi à justifier cette représentation. C’est d’autant plus ironique que l’œuvre de Dante avait été intitulée simplement par lui La Comédie, et que si on lit cette œuvre, on peut se faire une idée assez précise du profond désordre politique de cette période.

« D’abord, il y a cette rivalité, qui préoccupe tellement Dante et qui est par ailleurs très bien documentée, entre la papauté et les pouvoirs politiques. Ensuite, les pouvoirs politiques eux-mêmes sont fragmentés, dispersés entre l’empire, les rois, les princes, les moindres seigneurs, les villes libres ou moins libres, etc. Donc, il y a une fragmentation extraordinaire du monde médiéval, fragmentation qui s’étend, bien entendu, aux principes de la vie commune. La figure emblématique de l’ordre médiéval – le « chevalier du Moyen Âge » – est une figure de la confusion des principes. C’était une figure de composition en cela qu’il y avait une tension très forte entre sa vocation religieuse et sa vocation guerrière – je laisse même de côté son éventuelle vocation amoureuse –, puisqu’il était à la fois l’homme de la guerre et l’homme de l’Église ou l’homme du Christ. Tension qui se déploie exemplairement dans les Croisades qui furent à la fois une manifestation de l’énergie européenne et une expression de la confusion européenne. Il est clair que le mouvement pour aller délivrer le tombeau du Christ, comme Hegel l’a fameusement remarqué, comportait une confusion entre le médiat et l’immédiat ; les Croisés n’avaient pas encore compris que le Christ se donnait dans l’intériorité et que la conquête matérielle du tombeau vide ne donnait pas accès à la grâce ou au salut. Les massacres de Juifs que les Croisades occasionnèrent furent une autre expression de cette même confusion : par la destruction physique du « vieil Israël », on croyait pouvoir assurer « immédiatement » la légitimité exclusive de l’Église, « nouvel Israël ».

« Le Moyen Âge est donc une période de très profond désordre dont les Européens vont mettre beaucoup de temps à se dégager. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de choses admirables dans le Moyen Âge – après tout, je suis encore à moitié thomiste –, je ne fais pas le procès du Moyen Âge, mais politique, ce qui est déterminant, c’est que ce fut un désordre. De sorte que la représentation traditionnelle, très chère à une certaine tradition catholique, et qui consiste à dire : « Il y avait un bel ordre du Moyen Âge et puis il y a eu l’irruption du désordre moderne », est politique fausse, car c’est exactement le contraire ! Il y avait un désordre médiéval que les Modernes ont progressivement surmonté pour instaurer un certain ordre. On peut préférer le désordre médiéval à l’ordre moderne (…), mais il est certain que les Modernes ont cherché l’ordre et l’ont trouvé. Nos sociétés sont incomparablement plus cohérentes et ordonnées que la société médiévale. On peut dire, si l’on y tient, qu’elles sont pires à cause de cela, mais en tout cas, si on parle d’ordre, c’est nous qui sommes les hommes d’ordre. C’est le Moyen Âge qui est désordre, et c’est la modernité qui ordonne, et qui ordonne très systématiquement avec la construction de l’État moderne, puis avec la construction de la nation homogène moderne. La ligne de force du développement moderne, comme Guizot l’a très bien vu, c’est la fabrication d’une généralité toujours plus grande à partir de cette particularisation presque illimitée de la société médiévale. »

Pierre Manent, Le regard politique, Paris, Flammarion, 2010, p. 160-163.

Retour sur Band of Brothers

“Si on est trop jeune on ne juge pas bien,
trop vieil de même.
Si on n’y songe pas assez, si on y songe
trop, on s’entête et on s’en coiffe.
Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait
on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après
on (n’) y entre plus.

Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près.
Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu.
Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop
bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture,
mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera ?

Blaise Pascal, Frag. 55 (Vanité)

 

Comme beaucoup de Français qui regardent la télévision, j’ai visionné la mini-série réalisée pour la chaîne américaine HBO, produite par Steven Spielberg et Tom Hanks. Cette série de 10 épisodes a été diffusée aux U.S.A. entre le 4 septembre et le 9 novembre 2001, soit pendant la période où se produit l’attaque des « twin towers » de New York par les avions piratés aux mains de membres de la secte Al-Qaida. En France, la série a été diffusée sur France 2 pendant les vacances d’été de 2002 : autant dire que, si on avait voulu faire passer ces 10 épisodes pour de l’entertainment estival, le truc que l’on regarde vaguement d’un œil en prenant l’apéro à l’ombre des pins au camping du Porge ou celui de Fabrégas, la direction des programmes ne s’y serait pas prise autrement.

Je n’ai pas beaucoup de respect, ni de goût pour les fictions produites par la télévision, en particulier les fictions « à la française ». Je n’avais guère plus d’intérêt pour les fictions qui nous viennent d’Outre-Atlantique, qui dans l’ensemble ciblaient les adolescents ou ceux qui voulaient le rester. En France, comme aux USA, la culture du bon sentiment, ou de la perversion ironique, préside aux téléfilms et on ne peut qu’être navré devant tant de bêtise, même si elle est servie par des moyens sophistiqués et des acteurs chevronnés (Plus belle la vie est un abîme inintelligible; Desperate Housewives me semble être la même chose, les millions de dollars en plus) . Néanmoins, ces généralités ne peuvent pas conduire à éliminer les rares programmes qui prennent au sérieux leur sujet, même le plus fictionnel ou poétique et qui nous donnent l’occasion de découvrir la justesse avec laquelle un propos est tenu. Je laisse de côté les adaptations de la littérature française au cinéma par des producteurs et des acteurs aussi critiquables que Josée Dayan et G. Depardieu, sur le travail d’adaptation desquels on doit pouvoir être économe de son mépris, comme nous y invite Chateaubriand (Gérard Depardieu en Monte-Cristo, c’est Porthos chez Jane Austen !).

 Band of Brothers (Frères d’armes en français) repose sur un scénario tiré d’un ouvrage que l’historien-journaliste Stephen Ambrose (1936-2002) avait publié sous la forme d’une enquête concernant les tribulations de la compagnie « E » (Easy Company) du 56e régiment de la 101e division aéroportée (la fameuse « Airborne »). Des parachutages sur Carentan en Normandie, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale sur le terrain autrichien, l’ouvrage d’Ambrose s’attache à faire parler à la fois les documents d’archives et les témoins de la campagne sur le théâtre des opérations. S. Ambrose a eu accès aux archives de l’armée et a interrogé une partie des survivants (regroupés dans une association), parfois de longues heures, parfois en leur demandant de préciser par courrier tel ou tel point, ce qui lui a permis de recouper jusque dans le détail les faits et gestes d’un groupe d’hommes (une compagnie compte entre 120 et 140 hommes, organisés en 3 sections), de leur formation initiale dans les camps d’entraînement jusque sur le théâtre des combats en Europe du Nord, entre 1944 et 1945.

L’idée est intéressante : suivre un petit nombre d’hommes dans des combats déterminants, intégrés dans une armée moderne, sur une période assez courte mais intense, puisque les protagonistes participent à quelques combats majeurs de la Seconde Guerre mondiale (parachutage en Normandie derrière les lignes allemandes, combats dans le bocage normand, participation à la bataille d’Arnheim aux Pays-Bas, combats dans les Ardennes à Bastogne, combats sur le Rhin et au final la neutralisation de Berchtesgaden en Bavière).

J’avoue que c’est parce que j’ai vu récemment cette série télévisée que je me suis ensuite tourné vers le livre de Stephen Ambrose. Ce qui suit ne constitue que quelques remarques générales sur la guerre, la peur, le courage, le caractère et le commandement, à la lumière de la série de HBO et du livre de Stephen Ambrose.

Officiers et privates

Pour ceux qui, comme moi, n’ont connu la guerre que par ouïe-dire, ou par le biais de l’imagination souvent fantastique des réalisateurs d’Hollywood, la guerre apparaît très abstraite : sans doute savons-nous de la guerre qu’elle produit “du sang, de la sueur et des larmes”, selon la formule de Winston Churchill, mais sur la densité de la violence et la complexité des actions, nous ne savons trop à quel point nous placer pour percevoir clairement le phénomène. La vérité de la guerre — ne serait-ce que seulement du point de vue technique — et des combats entre soldats nous échappe, même si nos parents ou nos grands-parents nous ont habitué à appréhender la guerre sous la seule lumière de l’anecdote terrible. La peur de la mort violente et encore plus l’imaginaire associé à la souffrance, ont nourri nos temps de paix à tel point que notre regard sur la guerre se résume à des gesticulations vociférantes, à des images de villes en ruines et à l’abstraction du soldat qui tire à l’arme automatique sur un ennemi qu’on ne voit jamais.

Band of Brothers nous parle de quelques dizaine d’hommes très jeunes (ils ont entre 18 et 25 ans), venus de milieux et de régions très divers (le plus souvent ouvriers d’usine, mineurs ou trappeurs, sauf Webster qui a « fait Yale », mais a toujours refusé toute promotion), touchés par la crise économique de 1929 et qui, attirés par le risque et le challenge, s’engagent en 1942-1943 dans les troupes d’élite nouvellement formées des paratroopers de l’US Airborne. Nouvellement formées signifie qu’il n’y avait pas eu avant la naissance de l‘Airborne de troupes combattantes parachutées. Ces hommes sont jeunes, pour la plupart intellectuellement peu formés, mais prêts à relever le défi d’une nouvelle manière de combattre (le parachutisme), surtout s’il y a une solde intéressante à la clé (50 US$ de mieux par mois). Beaucoup ne sont jamais sortis de chez eux et ne connaissent ni leur propre pays, ni un quelconque pays étranger. Stephen Ambrose indique que ces jeunes gens qui s’engagent pour faire la guerre, ne veulent pas la faire comme « simples biffins », dans le magma informe de ce qu’on aurait tendance à appeler « la chair à canon ». On peut se demander quel parti tirer de ces hommes dont l’unique souci, selon le témoignage du soldat Webster, “était de jurer, de pratiquer des exercices physiques intenses et de jouir de périodes de liberté les plus nombreuses, en passant par l’infirmerie si nécessaire”. Ce que l’on voit sous une forme seulement à peine ébauchée dans la série, mais qui occupe une place centrale dans le récit de S. Ambrose, c’est la lente métamorphose de ces individualités brutes (au fond, en apparence sans qualités) en soldats qui apprennent, par l’entraînement et la rigueur des situations extrêmes, à se faire confiance, à venir en aide à ses compagnons d’armes et à intégrer les gestes techniques propres à toute tactique de combat. Encadrés par des sous-officiers et des officiers dont certains viennent du rang, mais dont la plupart sortent des écoles militaires, ces gamins — encore une fois, pour la plupart incultes — vont découvrir les vertus humaines sur le théâtre le plus cruel de la vie et de la mort et, pour une bonne part d’entre eux, vont y laisser leur jeune vie. On ne naît pas soldat, on le devient, et ici les soldats parachutistes sont sélectionnées avec la dernière rigueur, tant sur le plan physique que sur les aptitudes à utiliser les matériels, lire une carte, s’orienter avec des instruments, obéir aux ordres et ainsi de suite. Il est remarquable que l’officier qui va mettre sur pied la “E company” (la « easy company”) et la structurer comme une vraie compagnie de combat, est lui-même tout  autant incapable de se repérer sur le terrain que de choisir une bonne tactique. Le lieutenant Sobel, instructeur d’élite de ses troupes, est incapable d’être un chef. Promu capitaine en raison de ses qualités d’instructeur, la compagnie E lui sera retirée.
Frères d’armes

À la question de savoir pourquoi les tribulations guerrières nous paraissent participer d’aventures hors du commun, la réponse est peut-être à chercher dans le fait que l’unité d’un groupe humain face aux situations extrêmes, chacun jouant son rôle et reconnaissant l’autorité là où elle paraît, sinon naturelle, du moins légitime, affecte et bouleverse la le tiède confort de nos urbaines sociétés. Nous sommes impressionnés tout autant par les aventures d’Ernest Shackleton et de ses compagnons d’infortune, après le naufrage en 1915 de leur navire Endurance (28 hommes errants pendant 22 mois à travers les glaces antarctiques, par des températures allant jusqu’à -45°C), ou par celles de François-Edouard Raynal (Les naufragés des Auckland). Mais d’une situation à l’autre, par temps de guerre ou de paix, ce qui reste pour nous motif à poursuivre des réflexions étonnées, par-delà l’esthétique d’un sublime qui à juste titre à donné carrière à des livres, ce sont les ressources de l’âme humaine, par ailleurs si commune et si fragile, qui arrive à se frayer un chemin, par l’infortune, la souffrance, la misère et parfois la terreur, jusqu’à la fortitudo.

Étonné, on apprend ainsi au fil des pages que les soldats membres de la compagnie E du 56e bataillon de parachutistes ne recherchent pas la guerre, pour laquelle ils n’ont aucune appétence : ils ne savent la faire, ou ne veulent la faire, qu’avec ceux avec qui ils ont passés les moments les plus difficiles de l’entraînement physique et des premiers combats. La clé qui rend intelligible le fait que cette compagnie se soit faite remarquer comme une des unités combattantes les plus aguerries lors des combats en Normandie et en Belgique, n’est pas seulement donnée par la haute qualité de l’entraînement militaire, mais est à chercher dans la valeur de l’encadrement hiérarchique; en effet, un personnage se détache sensiblement parmi ces hommes, dont la tâche est de conduire au combat, dans les meilleures conditions possibles et avec l’efficacité la plus redoutable, cette unité combattante : c’est Richard Winters (au passage, admirablement incarné dans la série par Damian Lewis, acteur britannique, qui rend justice à la sobriété, à la modestie, à la patience et au courage du véritable Winters, décédé en février 2011). Winters ne jure pas, ne boit pas, mais au contraire semble timide et rougit en toute occasion. Il est comme ses personnages de Jane Austen qui, effacés dans les exigences de la vie mondaine, révèlent des ressources rares lorsqu’on entre dans les choses sérieuses. Winters est l’homme de la situation, l’homme prudent (phronimos) décrit par Aristote : « il fait ce qu’il faut au moment où il le faut, pendant le temps qu’il faut, avec qui il le faut, avec les moyens appropriés ». Winters à peine parachuté, réduit à néant une batterie allemande de canons de 88 qui arrosent les plages d’Omaha et de Utah. Avec une vingtaine d’hommes, il affronte les servants des batterie et de nids de mitrailleuses 2 à 3 fois supérieurs en nombre, cachés dans des tranchées implantées dans le bocage. L’action de ce groupe de combat est encore aujourd’hui enseignée à l’Académie militaire de West Point. Non seulement Winters est fin tacticien, mais il comprend vite les situations, organise méthodiquement le combat et mène lui-même l’attaque (la séquence où Winters se trouve seul face à 150 Panzergrenadiers allemands le long d’une digue hollandaise est assez impressionnante). On comprend que ses hommes, non seulement l’admirent, mais sont prêts à le suivre partout, parce qu’il incarne l’autorité légitime du chef. À ses côtés, d’autres figures tiennent une place importante, mais différente : Nixon, officier chargé du renseignement et figure en miroir de l’ami pour Winters (il boit, semble désabusé, mais se révèle indispensable); Speirs, qui représente la figure de l’officier impénétrable et que l’on craint, du fait des rumeurs qui courent sur son compte (il aurait mitraillé des prisonniers, abattu sur place un G.I. qui aurait refusé de participer à une patrouille). Speirs est l’incarnation de l’officier téméraire, un peu tête-brulée, mais chanceux. Sec avec ses hommes, c’est un combattant redoutable. Il sera le seul des sous-officiers de la compagnie E à aller sur le théâtre des opérations dans le Pacifique et à poursuivre une carrière militaire en Corée et ailleurs, qui le conduira au grade de lieutenant-colonel.

 Les facteurs d’union de cette unité combattante sont donc multiples. Un des effets les plus curieux de cette union est révélée à plusieurs reprises : les soldats blessés au front, rapatriés dans des hôpitaux en Angleterre, n’ont de cesse de quitter sans autorisation leur lieu de convalescence pour retrouver leurs camarades de combat : c’est un argument qui montre qu’on ne peut envoyer au combat, de manière efficace, des personnels qui ne se connaissent pas, qui n’ont pas subi en commun des épreuves accablantes. La notion de « Frères d’armes » prend alors tout son sens. La fin du livre de Stephen Ambrose, qui publie quelques extraits de correspondances et de témoignages, montre que les survivants sont tous très bien conscients de cela. On lit même, sous la plume de quelqu’un qui a participé après la Seconde Guerre mondiale à la mise sur pied de tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une « Delta Force » (corps d’élite), dans l’armée ou dans les sections spéciales de la C.I.A., la phrase suivante : « Si j’avais à choisir, je préférerais sans hésiter ma compagnie de parachutistes du temps de la guerre. Nous avons fait partie de quelque chose que rien n’égalera jamais » (Robert Smith).

Du sang, de la peur et la mort

J’ai fait mention, au début, de notre inexpérience actuelle de la guerre et de la forme d’abstraction dans laquelle nous la tenons, puisque pour nous, il n’y a de guerre que sur les écrans, dans les films d’action. Là, la vertu militaire y est largement noyée sous la dimension technologique. Il n’y a peut-être que dans le film Barry Lyndon de Stanley Kubrick (1975), qu’il nous est donné à voir — du moins par le cinéma contemporain — ce que cela pouvait être que d’avancer sous la mitraille (et peut-être aussi plus près de nous, les courtes scènes du début de Gladiator (Ridley Scott, 2000), où l’on voit les légions romaines assaillies par des combattants Quades ou Marcomans (Germains), lors des guerres marcomanes.

La raison pour laquelle il faut lire l’ouvrage de Stephen Ambrose ne tient pas à ce qu’il est bien écrit, car il ne l’est pas. En revanche, il revient (trop peu à mon goût, mais c’est là une des limites du genre), sur les épreuves physiques et les chocs affectifs : les soldats sont tués par balles, sont déchiquetés, meurent d’accidents de la route, ou subissent des bombardements et les assauts de l’ennemi d’une telle intensité que de la troupe de départ, peu nombreux reviennent au pays. La peur conduit à des effets physiques considérables : tel pendant la nuit qui suit un combat se lève pour uriner 36 fois; lors des opérations du Bois Jacques (à Bastogne), encerclés et bombardés par les Allemands, sans vêtements chauds, les pieds gelés, les soldats se terrent dans leur trou et voient leur camarades littéralement pulvérisés. Le lieutenant Compton, soucieux de ses hommes et aimé par eux, subit une dépression nerveuse qui le rend inapte au combat (Compton fera une belle carrière de substitut du procureur à Los Angeles après la guerre). Les stigmates de la guerre sont pudiquement indiqués, à côté des absurdités qui se rencontrent inévitablement dans toute organisation militaire, comme par exemple les erreurs de commandement et les officiers incompétents. À côté du sang, de la peur et de la mort, on prend connaissance aussi sous la plume d’Ambrose, d’une empathie sans faille à l’égard d’un pays qui, bien qu’il n’ait pas dépêché des cohortes de psychologues, a su faire preuve de clairvoyance en votant le « G.I. Bill », cette loi qui a permis à nombre de vétérans, de jouir après la guerre d’une bourse d’études à l’Université. Certains de ces vétérans ont pu occuper ainsi des postes clés dans l’administration, les institutions politiques ou universitaires. Comment donner à ceux qui ont connu les épreuves les plus déchirantes, une juste place dans la société la paix revenue, par-delà les stèles de marbres, les décorations et les commémorations, alors que la société pour laquelle ils se sont battus, finit par retourner aux occupations exigées par la vie civile ?

Épilogue : Saving Private Ryan

J’ai revu aussi le film de Steven Spielberg « Il faut sauver le soldat Ryan » (Saving Private Ryan). Presque tout dans le film provient du livre d’Ambrose, à commencer par le nom des protagonistes. Le capitaine John Miller, joué par Tom Hanks, est dans la réalité un soldat de la « Easy Company » mort au combat, de même que le soldat James Ryan. Les personnages de l’escouade chargée de rechercher le soldat Ryan sont inspirés par le caractère de certains soldats de la compagnie E. Le scénario, qui manifeste crûment la réalité, doit beaucoup aux détails qui proviennent de l’enquête conduite par Stephen Ambrose, à commencer par la dichotomie entre les soldats et leur capitaine, qui s’avère être dans le civil un enseignant passé par l’Université. Dans Band of Brothers, c’est Webster qui a ce profil. Après des études de littérature, il s’engage dans l’armée et, revenu à la vie civile, il fera une carrière de journaliste et d’écrivain. Il a tenu un log-book pendant toute la campagne 44-45 dans lequel il s’est attaché à décrire les caractères des uns et des autres, les situations, les humeurs et autres réflexions. Ambrose a beaucoup puisé dans ces carnets.

Article rédigé initialement en 2012.